Voter avec ses pieds — Wikipédia

Voter avec ses pieds est une façon d'exprimer son mécontentement en refusant de participer à un scrutin, c'est-à-dire en s'abstenant, voire en quittant un pays, une entreprise. Ce dernier moyen, s'il est utilisé massivement, peut être considéré comme étant un outil pour renforcer la liberté politique : la capacité de la population à choisir le régime politique sous lequel elle souhaite vivre.

Le concept, lorsqu'il désigne la mobilité, peut également être utilisé en économie politique. Charles Tiebout l'a formalisé en 1956 (sans toutefois recourir lui-même à l'expression qui lui est fréquemment attribuée) dans son hypothèse pour désigner des citoyens qui déménagent lorsqu'ils désirent un produit ou un service public qui ne leur est pas proposé par leur collectivité locale[1]. De la même façon, Albert Hirschman théorise l'idée appliquée au choix possible des acteurs d'une entité entre « sortie/défection » et « prise de parole » dans Exit, Voice, and Loyalty avant de lui assigner l'expression en 1981[2].

Origine[modifier | modifier le code]

Cette expression proviendrait d’une pratique du Sénat romain, où certains exprimaient leur point de vue en marchant pour se placer derrière l’orateur qui avait exprimé le même point de vue[3]. Tous les sénateurs n'avaient pas le temps de s'exprimer pendant une discussion, et nombre d'entre eux maîtrisant mal l'art de la parole, si essentiel à Rome, préféraient se taire pour éviter le ridicule. Ils attendaient donc que les ténors de l'assemblée aient fini d'exposer leur point de vue. Puis, à pied, ils allaient se placer derrière celui avec lequel ils étaient d'accord. On pouvait alors commencer à compter les voix. Ces sénateurs qui ne s'exprimaient pas oralement étaient appelés les pedarii, « ceux qui vont à pied », car ils votaient avec leurs sandalettes.

Au XXe siècle, l'expression est réactualisée par Vladimir Ilitch Lénine qui, en 1918, déclare à son compagnon bolchevik Karl Radek que le peuple s'est exprimé pour la sortie de la Russie de la Première Guerre mondiale comme le prouve la désertion en masse des soldats : « Parfaitement, il a voté ; il a voté avec ses jambes ; ne le vois-tu pas qui se sauve bien loin du front ? »[4]

Abstention[modifier | modifier le code]

Appliqué au seul droit de vote, l'expression est synonyme d'abstention, avec caractère légèrement mélioratif [5].

Dans le monde de la finance, il est fréquemment utilisé pour signifier l'abstention de vote des actionnaires, qu'il s'agisse de particuliers dont le vote aura peu d'incidence sur le résultat final, ou d'actionnaires institutionnels dont les choix peuvent influencer la gouvernance des sociétés. Dans ce dernier cas, l'abandon d'une politique abstentionniste historiquement bien établie pour les gérants d'OPCVM, justifiée par les réticences vis-à-vis d'un possible « militantisme » , a cédé le pas à une politique d'interventions actives, assez solidement encadrées[6]. Dans les deux cas, le « vote avec les pieds » peut aussi être synonyme de sortie du capital de l'entreprise, sortie facilité par la liquidité des marchés en ce qui concerne les petits actionnaires[7] et sortie plus ou moins brutale envisagée comme une forme de sanction ou de moyen de pression selon les cas, en ce qui concerne les fonds financiers[8].

Émigration[modifier | modifier le code]

Cette expression peut s'appliquer aux citoyens des régimes totalitaires qui manifestent leur insatisfaction en quittant leur pays faute de pouvoir l'exprimer par des voies démocratiques[9] comme les Chinois de Chine populaire qui migraient vers Hong Kong avant la réunification de 1997[10]. L'expression a été abondamment employée au début des années 1960 pour qualifier l'émigration des Allemands de l'Est[11] ou ultérieurement lors de la crise de 1989[12]. Pour Pierre Pachet, ce vote avec les pieds à l'issue alors incertaine, perçu par d'autres Allemands comme une désertion, affiché dans les médias comme autant d'images de la conséquence d'un contexte politique, est en réalité un acte politique qui « bouleverse les données du problème » et qui agit sur le pays quitté[13].

Nomadisme fiscal ou législatif[modifier | modifier le code]

L'expression a également été utilisée pour décrire le départ de certaines entreprises françaises vers d'autres législations plus favorables[14], ou l'émigration de particuliers, dans le cadre d'un « nomadisme fiscal », menant deux fiscalistes à estimer un taux optimal d'imposition selon que les contribuables étaient libres ou pas de migrer[15].

Cadre juridique[modifier | modifier le code]

La liberté de circulation est le droit pour tout individu de se déplacer librement dans un pays, de quitter celui-ci et d'y revenir. Elle est garantie par l'article 13 de la Déclaration universelle des droits de l'homme[16]: Toute personne a le droit de quitter tout pays, y compris le sien, et de revenir dans son pays. En Europe, l'article 2 du protocole additionnel no 4 à la Convention européenne des droits de l'homme[17] énonce que Toute personne est libre de quitter n'importe quel pays, y compris le sien.

Notes et références[modifier | modifier le code]

  1. Michel Mougeot, « Économie publique locale et théorie économique - Compte rendu de lecture », Revue économique, vol. 41, no 1,‎ , p. 153-158 (lire en ligne).
  2. (en) Albert O. Hirschman, CUP Archive, (ISBN 9780521282437, lire en ligne), p. 211-257.
  3. « Le Sénat sous la République de Rome », sur www.histoire-pour-tous.fr (consulté le ).
  4. Isaac Don Levine, Lénine, 1924, p. 118.
  5. Denis Barbet, « Quand les mots de l’abstention parlent des maux de la démocratie », Mots. Les langages du politique, no 83,‎ (DOI 10.4000/mots.890, lire en ligne).
  6. Pierre Bollon, « Bien gérer, c'est aussi bien voter », Revue d'économie financière, Association d'économie financière, no 63 « Le gouvernement d'entreprise »,‎ , p. 153-166 (lire en ligne).
  7. Gérard Charreaux, Gérard, « Au-delà de l'approche juridico-financière: le rôle cognitif des actionnaires et ses conséquences sur l'analyse de la structure de propriété et de la gouvernance », sur researchgate.net, .
  8. Maxime Delhomme, « L'information financière et les actionnaires minoritaires », Legicom, no 19,‎ , p. 59-65 (DOI 10.3917/legi.019.0059, lire en ligne).
  9. Catherine Wihtol de Wenden, La globalisation humaine, PUF, 2015 [1].
  10. Jean-Philippe Béja, Hong Kong 1997 : Fin de siècle, fin d'un monde ?, Complexe, 1992 [2].
  11. Jean-Christophe Victor, Un œil sur le monde, Groupe Robert Laffont, , 220 p. (ISBN 978-2-221-13398-9, lire en ligne).
  12. Mary Fulbrook, « L'Allemagne avant et après 1989 : perspectives britanniques », Histoire, économie & société, no 1,‎ , p. 215–228 (DOI 10.3406/hes.1994.1743, lire en ligne, consulté le ).
  13. Pierre Pachet, « Voter avec ses pieds », Esprit, no 159,‎ , p. 58-64 (lire en ligne).
  14. « Quand le CAC 40 vote avec ses pieds », sur Les Echos, (consulté le ).
  15. Laurent Simula et Alain Trannoy, « L'impact du vote avec les pieds sur le barème d'imposition optimale du revenu - Une illustration sur données françaises », Revue économique, vol. 57, nos 2006/3,‎ , p. 517 à 527 (lire en ligne).
  16. « La Déclaration universelle des droits de l'homme », sur www.un.org, (consulté le ).
  17. (en) « European Convention on Human Rights », sur The European Convention on Human Rights (consulté le ).

Articles connexes[modifier | modifier le code]

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