Indochine française — Wikipédia

Union indochinoise
(1887-1941)
Fédération indochinoise
(1941-1954)

18871954

Drapeau Blason
Emblème du Gouvernement général de l'Indochine.
Hymne La Marseillaise
Description de cette image, également commentée ci-après
Carte de l'Indochine française : localisations du Tonkin, de l'Annam, de la Cochinchine, du Laos, du Cambodge et (au nord-est) de Kouang-Tchéou-Wan.
Informations générales
Statut Fédération d'une colonie, de quatre protectorats et d'un territoire à bail, relevant de l'empire colonial français.
À partir de 1949 : fédération d'États associés de l'Union française.
Capitale Saïgon
(1887-1902, 1945-1954)
Hanoï
(1902-1945)
Langue(s) Français, vietnamien, teochew, tây bồi, khmer, lao, cantonais, siamois
Monnaie Piastre de commerce
Démographie
Population env. 22 655 000 (1940)
Superficie
Superficie (1945) ~737 000 km2
Histoire et événements
Création[1]
Ajout du protectorat du Laos
Ajout de Kouang-Tchéou-Wan
Mutinerie de Yên Bái
Fin 1930-début 1931 Premiers soulèvements communistes
Coup de force des Japonais
Rétrocession de Kouang-Tchéou-Wan à la Chine
Hô Chi Minh, chef du Việt Minh, proclame l'indépendance de la République démocratique du Viêt Nam
Début de la conférence de Fontainebleau, qui débouchera sur un échec
Novembre- Début de la guerre d'Indochine
Proclamation de l'État du Viêt Nam, dirigé par l'ancien empereur Bảo Đại
Le Cambodge de Norodom Sihanouk proclame son indépendance
- Bataille de Diên Biên Phu
Accords de Genève, division du Viêt Nam entre Nord et Sud
Dissolution des derniers liens fédéraux

L'Indochine française[2],[a],[b] est un territoire de l'ancien empire colonial français, dont elle était la possession la plus riche et la plus peuplée. Officiellement nommée Union indochinoise puis Fédération indochinoise, elle fut fondée en 1887 et regroupait, jusqu'à sa disparition en 1954, diverses entités possédées ou dominées par la France en Extrême-Orient : trois pays d'Asie du Sud-Est aujourd'hui indépendants, le Vietnam, le Laos et le Cambodge, ainsi qu'une portion de territoire chinois située dans l'actuelle province du Guangdong.

L'Indochine française fut créée pour englober plusieurs territoires aux statuts officiels différents, conquis entre 1858 et 1907 par la France au fil de son expansion en Asie orientale. Elle se composait de la colonie de Cochinchine (Sud du Vietnam), des protectorats de l'Annam et du Tonkin (Centre et Nord du Vietnam), du protectorat du Cambodge, du protectorat du Laos et du territoire à bail chinois de Kouang-Tchéou-Wan.

La colonisation française de la péninsule commença en 1858 sous le Second Empire, avec l'invasion de la Cochinchine — officiellement annexée en 1862 — suivie de l'instauration d'un protectorat sur le Cambodge en 1863. Elle reprit à partir de 1883 sous la Troisième République avec l'expédition du Tonkin, corollaire de la guerre franco-chinoise, qui conduisit la même année à l'instauration de deux protectorats distincts sur le reste du Vietnam. En 1887, l'administration de ces territoires fut centralisée avec la création de l'Union indochinoise. Deux autres entités lui furent rattachées par la suite : en 1899, le protectorat laotien, instauré six ans auparavant, et, en 1900, Kouang-Tchéou-Wan, que la France avait commencé d'occuper deux ans plus tôt.

Les Français étaient peu nombreux en Indochine, qui n'était pas une colonie de peuplement mais en premier lieu une zone d'exploitation économique, grâce à ses nombreuses matières premières (hévéa, minerais, rizetc.). Sur le plan financier, la colonisation française en Extrême-Orient a été un succès économique pour la France : la balance commerciale de l'Indochine fut presque constamment bénéficiaire au début du XXe siècle et son économie connut un « boom » dans les années 1920, ce qui lui valut d'être considérée comme la « perle de l'empire ». La France développa les systèmes de santé et d'éducation dans les pays indochinois, dont la société restait cependant très inégalitaire. Malgré l'existence d'une ancienne élite aristocratique, le développement d'une bourgeoisie locale et d'une classe d'employés de l'administration coloniale, les colonisés demeuraient placés dans une situation d'infériorité et connaissaient des conditions de travail parfois très dures. Sur le plan politique, la période coloniale s'est traduite par un profond affaiblissement de la monarchie vietnamienne, qui régnait symboliquement sur un territoire divisé. Au Cambodge, le roi resta au contraire le principal référent de l'unité du pays, tandis que le Laos se constituait progressivement en tant que nation.

Tout au long de l'histoire de l'Indochine française, l'ordre colonial fit face à des soulèvements périodiques ; dans l'entre-deux-guerres, l'indépendantisme — principalement vietnamien — a regagné de la puissance, au profit notamment des communistes locaux. Au cours de la Seconde Guerre mondiale, l'Indochine fut occupée par le Japon tout en restant jusqu'au bout fidèle à Vichy. En , craignant un débarquement allié, les Japonais détruisirent l'administration coloniale. Le vide du pouvoir à la fin de la guerre permit ensuite au Việt Minh, mouvement dirigé par les communistes, de proclamer l'indépendance du Vietnam. La France tenta de reprendre le contrôle en réorganisant l'Indochine sous la forme d'une fédération d'États associés de l'Union française ; mais l'échec des négociations avec le Việt Minh déboucha, fin 1946, sur la guerre d'Indochine, conflit qui s'inscrit à la fois dans le contexte de la décolonisation et dans celui de la guerre froide.

Les Français cherchèrent à trouver une solution en réunifiant le territoire vietnamien, où fut proclamé en 1949 l'État du Vietnam. Le conflit vira cependant à l'impasse politique et militaire, au point que la France dut se résoudre à abandonner l'Indochine. Le Cambodge proclama son indépendance dès . Le processus fut accéléré par la défaite française lors de la bataille de Diên Biên Phu, qui sonna le glas de la colonisation ; en , les accords de Genève mirent un terme à la guerre d'Indochine et marquèrent dans le même temps la fin de la Fédération indochinoise en reconnaissant l'indépendance du Vietnam, du Laos et du Cambodge. Ils officialisèrent également la partition du Vietnam, germe de la future guerre du Vietnam ainsi que des conflits parallèles au Laos et au Cambodge. La France maintint ensuite des liens avec les trois États issus de l'ex-Indochine, bien que leurs relations aient été rendues compliquées par les conflits que traversèrent les trois pays et par leur passage dans le camp communiste en 1975.

Formation[modifier | modifier le code]

La France commence à s'intéresser à l'Asie, à créer des colonies et à ouvrir un espace colonial sur ce continent surtout à partir du règne de Louis XIV, vers 1650. Au départ, il s'agit surtout de contrer le monopole du commerce de la Compagnie hollandaise des Indes, et de contrer aussi les Portugais, qui sont en déclin en Asie depuis le début du XVIIe siècle. Mais vers 1650, la France entre surtout en rude concurrence avec l'Angleterre, qui, comme elle, commence surtout à s'intéresser à l'Inde et à s'y implanter. Avant l'Indochine, le Royaume de France s'intéresse d'abord, et surtout, à l'Inde. Pour ce qui concerne l'Indochine, la France noue des relations diplomatiques avec le Royaume de Siam (la Thaïlande) en 1686 et envoie des religieux catholiques en Annam et au Tonkin, missionnés comme des « éclaireurs », afin de nouer des contacts avec les seigneurs locaux et les divers pouvoirs en place et d'informer les autorités coloniales françaises. Avant 1763, l'intérêt des Français pour l'Indochine reste tout relatif, l'objectif de la France étant de préserver et de renforcer ses positions en Inde, confrontée aux ambitions coloniales britanniques.

Le projet d'implantation française en Indochine commence historiquement sous Louis XV, après la perte des territoires indiens sous influence française, à la fin de la guerre de Sept Ans, en 1763. Mais à l'époque, les caisses sont vides, et le projet colonial de l'Indochine est à la traine. Cependant, en 1787-1788, la France parvient à se faire céder, sous Louis XVI, le port de Tourane, et l'archipel des îles Poulo-Condore. La France perd ces deux possessions pendant la période révolutionnaire, vers 1793 et 1795. Pendant la Restauration en France, à partir de 1815, et le règne de Louis XVIII, les caisses du royaume de France sont aussi vides qu'à la fin du règne de Louis XV, mais surtout du fait des guerres napoléoniennes. Pendant le congrès de Vienne de 1815, Talleyrand tente de sauver ce qui reste des colonies françaises d'alors. Pendant le congrès de Vienne, les colonies françaises de Tourane et de Poulo Condore sont oubliées, ne sont même pas abordées et ne figurent pas dans la signature du document final. Ainsi, ces deux territoires ne tombent pas aux mains des Anglais. L'Indochine, après 1815, demeure libre de présence coloniale européenne, ce qui préserve l'espoir d'un retour colonial éventuel de la France dans la région. Après 1815, la France ne peut pas revendiquer ces territoires, trop lointains, et à l'époque, l'argent manque, la situation sociale est instable, et la restauration de la monarchie est fragile. En 1830, les débuts de la conquête de l'Algérie et les troubles en France retardent encore la colonisation de l'Indochine. L'essentiel de l'Algérie est conquis entre 1830 et 1849.

Premiers contacts avec la France[modifier | modifier le code]

Carte de la Cochinchine, de l'Annam et du Tonkin, établie au XVIIe siècle par le père Alexandre de Rhodes.

Les premiers missionnaires catholiques — portugais, espagnols, italiens ou français — arrivent dans la péninsule indochinoise au XVIIe siècle. C'est à cette même époque que le jésuite français Alexandre de Rhodes érige la base des transcriptions en alphabet latin de l'écriture vietnamienne, le quốc ngữ. Des efforts d'évangélisation ont également lieu entre 1658 et 1700 au Tonkin (Nord du Vietnam actuel), en Cochinchine (Sud du Vietnam) et au Cambodge. On peut citer à cet égard le cas du missionnaire François Pallu, parti pour le Tonkin en 1661. C'est cependant dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle, à l'occasion du conflit entre les Nguyễn et les Tây Sơn, que se nouent les premiers contacts importants avec la France. Nguyễn Anh, qui veut reprendre pied dans son fief de Cochinchine d'où il a été chassé, reçoit le soutien de l'évêque français Pierre Pigneau de Behaine : il entreprend ce dernier voyage jusqu'à Versailles pour demander l'aide de Louis XVI, dont il obtient qu'il s'engage à soutenir Nguyễn Anh en échange de la propriété des îles de Hoi Nan (près de Tourane) et Poulo Condor (Côn Đảo) ainsi que d'un droit de commerce et d'établissement[3].

Pigneau de Behaine n'obtient cependant pas de troupes et son projet est bloqué, sur la voie du retour, par la mauvaise volonté des Établissements français de l'Inde. L'évêque parvient à revenir en Asie du Sud-Est en et, grâce à des fonds privés, lève une armée formée d'aventuriers afin de prêter main-forte à Nguyễn Anh pour la reconquête[3]. Une fois victorieux, Nguyễn Anh devient, sous le nom de Gia Long, l'empereur de l'Annam (nom alors utilisé en Chine et en Occident pour désigner l'actuel Vietnam) qui demeure à l'époque un État vassal de l'empire chinois des Qing[4].

Par la suite, l'Annam de la dynastie Nguyễn se ferme à l'Occident, avec lequel il ne noue des échanges commerciaux que dans quelques ports. Gia Long se méfie en effet à la fois des tendances expansionnistes des Européens, comme de la communauté catholique de plus en plus nombreuse au Vietnam. Du fait de sa gratitude envers Pigneau de Behaine, il s'abstient cependant d'expulser les missionnaires. Son successeur, Minh Mạng, se montre plus directement hostile au christianisme et, en 1825, interdit l'entrée du pays aux « prêtres étrangers » ; les missionnaires continuent cependant d'y pénétrer clandestinement[5].

En 1835, le père Joseph Marchand, accusé d'avoir participé à une insurrection de chrétiens, est torturé et exécuté. Les milieux catholiques en appellent alors au roi des Français Louis-Philippe pour qu'il agisse contre les persécutions antichrétiennes. Outre les pressions des religieux, les militaires et les milieux d'affaires soutiennent, eux aussi, pour des raisons qui leur sont propres, un projet d'intervention en Asie du Sud-Est. Le Royaume-Uni s'est en effet implanté en Chine à la faveur de la première guerre de l'opium, prenant de l'avance sur la France. La Marine française — qui y voit par ailleurs une occasion de favoriser son développement — souligne notamment l'intérêt stratégique que présenterait la ville côtière de Tourane (actuelle Đà Nẵng) pour s'implanter en Extrême-Orient, en profitant du déclin de la puissance de la Chine impériale pour s'attaquer à son vassal annamite. François Guizot envisage sérieusement de prendre possession de cette ville, au nom des accords naguère conclus par Pigneau de Behaine, mais la monarchie de Juillet recule finalement devant l'idée d'une intervention militaire[5]. Mais surtout, à l'époque, en 1830, la France commence la conquête de l'Algérie, avec la prise d'Alger, et la France ne peut pas s'engager sur deux fronts coloniaux. Ainsi, le projet de la conquête de l'Indochine est reporté, la conquête de l'Algérie ayant aussi un coût financier très important.

Colonisation de la Cochinchine[modifier | modifier le code]

Dans les années qui suivent, une triple pression, à la fois religieuse, militaire et commerciale, s'exerce toujours sur le Gouvernement français pour le pousser à intervenir militairement dans la péninsule indochinoise. Les milieux catholiques continuent, sous le Second Empire, de demander à Napoléon III de porter secours aux missionnaires et aux chrétiens annamites réprimés par l'empereur Tự Đức : l'empereur se montre sensible à leurs arguments car l'appui des catholiques lui est nécessaire sur le plan politique. Les amiraux français, soucieux de développer leur influence, prônent, de manière plus large, une expansion en Asie. Les milieux économiques, et notamment l'industrie lyonnaise du textile qui cherche de nouvelles sources d'approvisionnement en Asie, souhaitent pour leur part rattraper l'important retard pris par la France sur le Royaume-Uni. En effet, alors que les Britanniques possèdent déjà Hong Kong à la suite de la première guerre de l'opium et multiplient les échanges commerciaux en Chine, les Français tardent à s'implanter en Extrême-Orient. Aux yeux des milieux d'affaires, une intervention en Indochine — la conquête étant un préalable à l'investissement économique — pourrait remédier à cette situation et permettre d'envisager la création d'un « Hong Kong français »[6],[7].

Un tableau représentant des navires à voile pénétrant dans une baie, sur fond de fumées de bombardements.
Prise de Saïgon par le corps expéditionnaire franco-espagnol, tableau de Léon Morel-Fatio.
Expansion de la présence française.

L'empire d'Annam (qui porte alors, en vietnamien, le nom officiel de Đại Nam) ne dispose pour se défendre que d'une armée désuète. Il est par ailleurs confronté à de nombreux troubles sociaux, des catastrophes naturelles ayant aggravé sa situation économique[8]. Le contexte de l'arrivée des Français en Indochine est en outre indissociable de la révolte des Taiping en Chine, qui affaiblit dramatiquement les Qing et permet aux Occidentaux de poursuivre leur implantation en menant la seconde guerre de l'opium. Du fait de sa situation intérieure, la Chine est hors d'état d'intervenir dans la péninsule indochinoise et de porter secours à son vassal annamite[9].

En 1856, Charles de Montigny, consul de France à Shanghai alors en mission diplomatique au Siam, est chargé de signaler à l'empereur annamite Tự Đức la désapprobation de la France face à un nouvel édit de persécution des chrétiens. Un incident éclate avec une corvette que Montigny avait envoyée en reconnaissance à Tourane : se croyant menacé, le capitaine du navire bombarde la ville. Les mandarins locaux se déclarent alors prêts à négocier, mais Montigny n'arrive qu'en pour proposer un traité entre la France et l'Annam. Les pourparlers traînant en longueur, Montigny s'en va en menaçant l'Annam de représailles si les violences antichrétiennes continuent : Tự Đức réagit en promulguant un nouvel édit de persécution. Montigny soumet alors au ministre français des Affaires étrangères, le comte Walewski, un projet de conquête de la « Basse-Cochinchine » — c'est-à-dire de l'extrême Sud du Viêt Nam — où il assure que les Français seront accueillis en libérateurs par les indigènes. La participation française à la seconde guerre de l'opium retarde les opérations, mais l'expédition de Cochinchine trouve une nouvelle justification au début de 1857 quand Diaz, évêque espagnol au Tonkin, est décapité sur ordre de l'empereur. Une fois le traité de Tianjin signé avec la Chine et la guerre de l'opium terminée, les Français ont les mains plus libres pour monter, avec l'aide de l'Espagne, une intervention contre le Đại Nam[10].

L'amiral Charles Rigault de Genouilly est envoyé à Tourane, où il arrive en à la tête d'un corps expéditionnaire franco-espagnol de 2 300 hommes. Le siège de Tourane se déroule dans des conditions difficiles : les Vietnamiens font traîner les pourparlers, le soutien escompté de la part des populations locales ne se matérialise pas et les assiégeants sont décimés par le climat et les maladies. Rigault de Genouilly, ayant fini par conclure que la conquête était une entreprise trop difficile, finit par demander son remplacement. Son successeur, le contre-amiral Page, quitte à son tour les lieux en , en abandonnant à leur sort les catholiques vietnamiens qui s'étaient mis sous la protection des Français. À Saïgon, cependant, une garnison franco-espagnole de 800 hommes s'accroche et parvient à tenir jusqu'en octobre. C'est après la fin des hostilités en Italie, et surtout après la signature de la convention de Pékin qui marque en la fin du conflit avec la Chine, que la France peut s'impliquer davantage en Annam. Des renforts, conduits par l'amiral Charner, sont alors envoyés depuis la Chine. Tự Đức, confronté dans le même temps à un soulèvement mené par un rebelle chrétien, doit alors se résoudre à négocier avec les Français. Le , le traité de Saïgon est signé par les empires français et annamite : la France annexe trois provinces, ainsi que Poulo Condor. Trois ports, dont Tourane, sont offerts au commerce français et espagnol. Les territoires annexés dans ce que les Occidentaux appelaient la Basse-Cochinchine deviennent la colonie de Cochinchine, dont l'amiral Bonard, signataire du traité, devient le premier gouverneur. L'Espagne ne reçoit par contre que des compensations financières. L'empire annamite renonce en outre à sa suzeraineté sur le Cambodge[11],[12].

Protectorat sur le Cambodge[modifier | modifier le code]

Avant l'invasion de la Cochinchine, le Cambodge est un État vassal, à la fois du Siam et de l'Annam ; le roi Norodom a, en outre, de grandes difficultés à asseoir son autorité. Le souverain cambodgien, qui voit dans l'arrivée des Français une occasion de se libérer de la tutelle siamoise après celle des Vietnamiens, se tourne alors vers les nouveaux colonisateurs. Le , le gouverneur de la Cochinchine, l'amiral de La Grandière, prend l'initiative de signer avec Norodom un traité qui transforme la « cosuzeraineté » sur le Cambodge, que la France vient d'obtenir via son traité avec l'Annam, en un protectorat pur et simple. Le Cambodge conserve un temps ses liens avec le Siam, en proclamant sa vassalité à l'égard des deux pays à la fois, mais l'influence du royaume voisin décline rapidement au profit de celle de la France. Le , le Siam renonce à ses droits sur le Cambodge et reconnaît le protectorat français ; en échange, la France s'engage à ne jamais annexer le Cambodge et reconnaît la souveraineté du Siam sur deux provinces cambodgiennes — celle de Battambang et celle d'Angkor — qu'il dominait jusque-là de facto. La question de ces deux territoires est cependant destinée à ressurgir[13],[12],[14].

Pause dans l'entreprise coloniale[modifier | modifier le code]

Une gravure représentant six hommes habillés à l'occidentale, assis sur un escalier ancien en pierre
Francis Garnier (premier à partir de la gauche), Ernest Doudart de Lagrée (dernier) et les autres membres de la commission d'exploration du Mékong, à Angkor Vat, en 1866.
Portrait photographique en pied d'un homme blanc, d'une trentaine d'années, en uniforme.
Le lieutenant de vaisseau Francis Garnier, auteur en 1873 d'une première tentative de percée au Tonkin.

La colonie de Cochinchine est, dans ses premières années, une pure création de la marine française. Jusqu'en 1879, date de la nomination du premier gouverneur civil, Charles Le Myre de Vilers, son administration demeure de la compétence exclusive de la marine militaire, qui a joué un rôle essentiel dans sa création : c'est la période dite de la « Cochinchine des amiraux » (ou « des amiraux gouverneurs »)[9],[11]. Les Français ont alors pour priorité d'achever de mettre sous contrôle le territoire, où ils sont confrontés à une guérilla. L'empereur Tự Đức, de son côté, ne désespère pas de récupérer ses provinces perdues ; il tente d'en négocier le rachat en envoyant en ambassade le mandarin Phan Thanh Giản. Ce dernier tente d'obtenir le passage de la Cochinchine à un régime de protectorat et propose de céder certaines villes pour récupérer une partie des territoires annamites[12],[15].

Les milieux libéraux, inquiets du coût de l'entreprise en Extrême-Orient, poussent Napoléon III — qui, à titre personnel, n'est pas partisan résolu d'une colonisation lointaine — à accepter l'offre de Tự Đức. Mais des politiques et des militaires de l'entourage de l'empereur, qui représentent le « parti colonial » en voie de formation à l'époque, militent dans un sens contraire. Un traité allant dans le sens des demandes annamites est signé en , mais une campagne, menée à Paris par les coloniaux et l'opposition républicaine, et à Saïgon par la marine et les milieux d'affaires, pousse Napoléon III à revenir sur sa décision : le traité n'est finalement pas ratifié. De surcroît, la paix signée en 1863 n'est que de façade et la Cochinchine fait toujours l'objet d'incursions des troupes annamites. En , l'une de ces attaques décide l'amiral de La Grandière à procéder à de nouvelles annexions. Après avoir reçu le feu vert de Paris, il s'empare de trois nouvelles provinces annamites, celles de Châu Dôc, Hà Tiên et Vĩnh Long. Phan Thanh Giản, constatant l'échec de son ambassade avec les Français, se suicide[12],[15].

De nombreuses terres des campagnes cochinchinoises se trouvent abandonnées à la suite de l'invasion. Des arrêtés attribuent alors au gouverneur français, en 1864 et 1867, une part importante des terres communales et surtout les territoires encore vierges des provinces de l'Ouest. Les centaines d'hectares dont le gouverneur se trouve désormais propriétaire en tant qu'« héritier » de la puissance royale sont vendues aux enchères par lots ; elles sont principalement rachetées par des Vietnamiens, qui constituent alors de grands domaines agricoles et une nouvelle classe de propriétaires. Les Français se concentrent surtout, à l'époque, sur le commerce et l'exportation du riz plutôt que sur sa production. Par la suite, l'organisation agricole de la Cochinchine fait de la colonie l'un des principaux moteurs de l'économie indochinoise[16]. L'enjeu de l'implantation française en Extrême-Orient n'est plus tant la conquête du marché chinois que l'exploitation des ressources naturelles locales : les partisans de la colonisation insistent sur la vaste réserve de terres à riz au sud du Mékong, qui peut faire de cette région une « nouvelle Algérie »[12].

Le , un traité franco-siamois confirme le protectorat français sur le Cambodge. Les Français doivent encore affronter plusieurs soulèvements en Cochinchine — dont un mené par les fils de Phan Thanh Giản — et ont initialement des difficultés à gérer le vide administratif causé par le retrait des mandarins annamites. Cependant, leur implantation dans le Sud de la péninsule indochinoise est désormais réussie. L'entreprise coloniale en Extrême-Orient marque ensuite une pause pendant plusieurs années : la France est en effet occupée par l'expédition du Mexique puis par de graves troubles intérieurs (la chute de l'Empire lors de la guerre de 1870, puis la Commune de Paris). Entre-temps, la mission d'exploration géographique conduite entre 1866 et 1868 par les officiers Ernest Doudart de Lagrée et Francis Garnier sur le Mékong, puis sur le Yangzi Jiang en Chine, fait apparaître l'intérêt pour la France d'obtenir un accès privilégié au Tonkin pour poursuivre son expansion économique en Extrême-Orient. Garnier — Doudart de Lagrée est mort de maladie pendant l'expédition — revient en effet convaincu que la bonne voie pour créer une artère commerciale vers le Sud de la Chine n'est pas le Mékong mais le fleuve Rouge, dont le delta se trouve au Tonkin. Un lobby est bientôt formé par les milieux d'affaires français en Chine — notamment le négociant Jean Dupuis, qui souhaite établir, via le fleuve Rouge, un flux commercial avec le Yunnan —, les soyeux lyonnais comme Ulysse Pila, les missions catholiques, la marine et l'administration de la Cochinchine, afin d'encourager et appuyer une nouvelle expédition[17],[18].

L'occasion se présente en 1873 lorsque Jean Dupuis est bloqué à Hanoï par les mandarins annamites. Dupré, gouverneur de la Cochinchine, envoie alors Francis Garnier avec pour mission officielle de secourir Dupuis. Garnier a cependant des objectifs nettement plus ambitieux, Dupré l'ayant chargé d'obtenir, par la négociation ou par la force, l'ouverture du fleuve au commerce français, ainsi que la colonisation de l'Ouest de la Cochinchine voire un protectorat sur le Tonkin. N'ayant rien obtenu des mandarins à part l'évacuation de Dupuis, Garnier choisit l'épreuve de force, avec le soutien actif de l'évêque local, Puginier. En , il proclame la liberté d'exploration sur le fleuve Rouge, puis il s'empare de la citadelle de Hanoï et de points stratégiques, où il installe des autorités pro-françaises. L'entreprise de conquête de Garnier se déroule avec facilité, jusqu'à ce que le gouverneur de Sontay s'allie avec Liu Yongfu, chef des soldats irréguliers chinois appelés les Pavillons noirs. Les troupes de Garnier sont bientôt harcelées par ces derniers. Garnier repousse une attaque contre Hanoï, mais il est tué le lors d'un affrontement avec les Pavillons noirs. Ses hommes reçoivent ensuite de Dupré l'ordre de se retirer — abandonnant à leur sort leurs auxiliaires annamites —, le gouvernement républicain préférant désavouer l'entreprise intempestive de Garnier[19],[20].

Le , le lieutenant de vaisseau Paul Philastre signe avec le gouvernement impérial un traité (dit « traité Philastre ») qui restitue les territoires conquis par Garnier, reconnaît la souveraineté de Tự Đức sur le Tonkin et comporte des accords commerciaux et douaniers ; Tự Đức autorise une nouvelle fois le christianisme et reconnaît la souveraineté française sur la Basse-Cochinchine. Ce traité constitue une sorte de protectorat, présenté dans des termes assez vagues, l'Annam acceptant de conformer sa politique intérieure à celle de la France. Tự Đức et ses ministres ne considèrent cependant le traité que comme un expédient temporaire, destiné à contenir la poussée des Français. Dans le même temps, en effet, le Đại Nam continue de chercher un appui du côté chinois : Liu Yongfu est élevé à la dignité mandarinale et le gouvernement de Pékin vient en aide à son vassal en difficulté en autorisant la présence de troupes régulières en territoire annamite[19],[21].

Entre-temps, au Cambodge, les Français imposent en 1877 au roi Norodom une série de réformes visant à rationaliser l'administration, réduire le contrôle de la monarchie sur la propriété foncière et abolir l'esclavage. Les réformes ne sont finalement pas appliquées, mais cet épisode est le signe de la volonté des Français de renforcer leur contrôle sur le Cambodge. L'administration française y reste assurée pour l'essentiel par de jeunes officiers de marine, qui travaillent dans des conditions souvent précaires et périlleuses. Les forces militaires françaises aident le roi Norodom à réprimer des révoltes, qui demeurent fréquentes dans les années 1860-1870[22].

Poursuite de la conquête[modifier | modifier le code]

Expédition du Tonkin[modifier | modifier le code]

Un dessin représentant un homme blanc d'une cinquantaine d'années, aux épais favoris, regardant vers sa droite.
Jules Ferry, partisan de la conquête du Tonkin.
Une carte de la péninsule indochinoise, constellée de drapeaux français et britanniques.
Expansion territoriale française et britannique dans la péninsule indochinoise
Un dessin représentant une colonne d'hommes en uniforme marchant à travers une plaine ; au premier plan, plusieurs d'entre eux tentent de décoincer un canon dont les roues se sont enfoncées dans le sol.
Campagne du Tonkin. Marche des troupes vers Lang-Son avec artillerie, illustration de Dick de Lonlay (1888).

Après l'échec de 1873, l'entreprise de conquête, jugée risquée et coûteuse, marque une nouvelle fois le pas durant quelques années. Dans la deuxième moitié des années 1870, cependant, l'idée coloniale continue de gagner du terrain en France, avec le soutien d'un ensemble de lobbies. Les campagnes des intellectuels se conjuguent à celles de la marine militaire, qui considère l'expansion coloniale comme un outil idéal pour son développement, ainsi qu'à celles des milieux d'affaires. Outre l'idéal d'une « mission civilisatrice » qui incomberait à l'Occident, le colonialisme est motivé par les difficultés de l'économie française, alors en pleine stagnation industrielle. La situation impose de trouver pour les flux de capitaux de nouveaux débouchés, que les capitalistes français préconisent de chercher dans les colonies : c'est d'ailleurs pendant cette période de ralentissement économique qu'est fondée la Banque de l'Indochine. Les républicains comme Léon Gambetta, Charles de Freycinet et Jules Ferry se rallient à l'idée d'une politique impérialiste offensive hors d'Europe, qui leur paraît la seule manière de sauvegarder le statut de grande puissance de la France[23].

Une campagne d'opinion est lancée afin d'obtenir la révision du traité Philastre et de relancer la conquête en Extrême-Orient. Les congrès de géographie et les chambres de commerce des villes industrielles multiplient les résolutions en faveur de l'annexion du Tonkin, présenté comme une source de nouveaux débouchés et comme la clé pour pénétrer le marché chinois, dont le potentiel est alors très surestimé. Les partisans d'une conquête du Tonkin reçoivent d'ailleurs en France le surnom de « Tonkinois »[23]. À Paris, les amis de Jean Dupuis, qui a fondé une société destinée à exploiter les mines du Tonkin, distribuent aux députés une carte inventoriant les richesses de la région[24]. Ferry, l'un des plus ardents partisans de l'entreprise coloniale, se montre particulièrement actif pour défendre ce projet d'avancée en Extrême-Orient, dont il fait une affaire personnelle[25].

Un premier budget pour une conquête du Tonkin est préparé dès 1881, sous le premier cabinet Ferry, mais le courant des Républicains opportunistes hésite jusqu'en 1883. L'idée d'une d'occupation totale est écartée au profit d'un projet d'intervention plus prudente, préparée par le cabinet Ferry avec le gouverneur de la Cochinchine, Le Myre de Vilers. En , le cabinet Freycinet envoie à Hanoï le commandant Henri Rivière, avec pour mission de faire appliquer le traité de 1874. Sous la pression des commerçants du Tonkin et de Puginier, Rivière prend d'assaut la citadelle qu'il tient quelques jours avant de la restituer, puis poursuit son avancée[26],[25]. Au fur et à mesure de l'escalade militaire, il obtient la mission d'occuper totalement le Tonkin[24]. Le Đại Nam est alors gravement affaibli par les contrecoups des révoltes internes qui ont secoué la Chine dans les années précédentes, et la cour impériale est divisée quant à l'attitude à adopter face à la France. En , Tự Đức appelle une nouvelle fois à l'aide la Chine, qui intervient pour sauver sa suzeraineté sur l'empire annamite. Rivière, qui entreprend en mars d'occuper les villes du Delta, doit alors affronter à la fois l'armée chinoise et les Pavillons noirs[26],[25].

Rivière est tué le  ; sa mort permet alors à Ferry — à nouveau président du Conseil depuis le mois de février — d'obtenir à la chambre le vote des crédits nécessaires à une intervention au Tonkin. Placée sous le commandement du général Bouët et du contre-amiral Courbet, cette expédition est officiellement destinée à « organiser le protectorat »[26],[25].

Portrait photographique d'un très jeune homme asiatique, en habit traditionnel richement décoré, assis sur un trône.
L'empereur Đồng Khánh, mis sur le trône d'Annam par les Français en 1885, pour remplacer son frère Hàm Nghi entré en rébellion.

Les Français entament leurs premières manœuvres en territoire annamite, mais ils sont bientôt soumis à un harcèlement de la part des Pavillons noirs. Courbet mène alors une opération directe contre la capitale vietnamienne ; ses troupes s'emparent le des forts qui défendent Hué. La cour impériale, en plein désarroi — l'empereur Tự Đức est mort un mois plus tôt — signe le un premier traité (dit « traité Harmand », du nom du diplomate français signataire) qui reconnaît le protectorat français sur l'Annam et le Tonkin et prévoit le retrait des troupes annamites du Tonkin ainsi que l'annexion de nouveaux territoires à la Cochinchine. Mais les troupes annamites, les Pavillons noirs et les irréguliers chinois continuent de combattre au Nord ; cette prolongation des hostilités, de plus en plus coûteuse, pose des difficultés aux troupes françaises qui manquent de renforts, et réveille les divisions politiques à Paris. Courbet repasse alors à l'offensive et prend en la ville de Sontay, place-forte des Pavillons noirs. Cette victoire conforte Ferry, qui peut alors obtenir de nouveaux crédits et faire envoyer 7 000 hommes supplémentaires. En , Français et Chinois concluent l'accord de Tien-Tsin (dit « convention Li-Fournier »), qui prévoit le retrait des troupes chinoises du Tonkin. Le mois suivant, un nouveau traité (dit « traité Patenôtre », toujours du nom du signataire), confirme le protectorat français sur l'Annam ; le sceau impérial chinois est fondu, mettant symboliquement fin à la vassalité vietnamienne vis-à-vis de Pékin[27].

Quelques semaines plus tard, cependant, une colonne française doit se replier après avoir subi une embuscade chinoise à Lạng Sơn. Le camp belliciste à la cour de Pékin prend le dessus et dénonce l'accord de Tientsin, relançant la guerre franco-chinoise. Courbet réagit en attaquant le port de Fuzhou et en décrétant le blocus de l'île de Taïwan. Les hostilités s'étendent à terre alors que les Chinois lancent une invasion du Haut-Tonkin ; les Français doivent désormais affronter des unités d'élite mandchoues, en plus des Pavillons noirs. Ferry parvient alors à obtenir de nouveaux crédits et renforts[28].

Le général de Négrier prend Lạng Sơn en , puis vise la frontière chinoise sur instruction de Ferry. Mais, il est ensuite blessé dans les combats, et sa colonne décide finalement de rebrousser chemin. La « retraite de Lạng Sơn », fin mars, se traduit principalement par des pertes matérielles. Mais lorsque la nouvelle atteint Paris, la rumeur exagère la gravité de ce revers et le présente comme un véritable désastre militaire ; il en résulte en France une crise politique et boursière, appelée l'« affaire du Tonkin ». Des manifestations publiques ont lieu contre « Ferry Tonkin », qui est conspué à l'Assemblée nationale — où la fronde est notamment menée par Clemenceau — pour avoir entraîné la France dans une aventure ruineuse. Mis en minorité, le gouvernement Ferry doit démissionner[28].

L'« honneur national » français étant en jeu, des renforts sont néanmoins envoyés au Tonkin. Le général Brière de l'Isle renforce la défense du delta, tandis que Courbet s'empare des îles Pescadores. Le Gouvernement chinois, inquiet des tensions avec le Japon à propos de la Corée et occupé par une insurrection interne, finit par renoncer. Grâce à une médiation britannique, un nouveau traité, signé en juin, met fin à la guerre franco-chinoise ; la Chine évacue ensuite le Tonkin, tout en s'engageant à ne plus intervenir dans les affaires franco-annamites[29].

Après le départ des Chinois, les Français achèvent de conquérir le territoire vietnamien. À la cour de Hué, dans le même temps, le pouvoir est détenu par deux régents, les mandarins Tôn Thất Thuyết et Nguyễn Văn Tường, qui ont destitué ou tué trois empereurs successifs après la mort de Tự Đức : le souverain en titre, Hàm Nghi, est encore adolescent. Le nouveau commandant des troupes françaises, le général de Courcy, marche sur la capitale dont il s'empare le . Nguyễn Văn Tường se soumet, mais Tôn Thất Thuyết s'enfuit avec Hàm Nghi, ce qui marque le début d'un mouvement de résistance baptisé le Cần Vương (« soutien au roi »), réunissant lettrés et gens du peuple[30]. Les Français mettent alors sur le trône Đồng Khánh, un frère du souverain en fuite, sans pour autant calmer la révolte d'une partie des mandarins : les conquérants doivent désormais affronter à la fois l'« insurrection des lettrés » et la piraterie, qui persiste dans la région en se drapant parfois d'atours patriotiques[31].

Renforcement du contrôle sur le Cambodge[modifier | modifier le code]

Portrait en plan américain d'un homme asiatique âgé d'environ cinquante ans, moustachu, vêtu d'un uniforme à l'occidentale et portant de nombreuses décorations.
Le roi Norodom Ier.

Au Cambodge, les Français, qui jugent le fonctionnement de leur protectorat peu satisfaisant et trop coûteux, décident d'imposer un contrôle plus étroit à la cour de Phnom Penh. En 1884, ils obtiennent du roi Norodom de récupérer les taxes douanières pour payer le coût de leur administration. Le gouverneur de la Cochinchine Charles Thomson entame des négociations secrètes avec Sisowath, demi-frère de Norodom, en vue de remplacer ce dernier s'il se montrait trop rétif. Thomson choisit finalement d'user de menaces directes pour faire plier le monarque cambodgien ; il se rend à Phnom Penh accompagné d'une canonnière qui jette l'ancre en vue du palais royal, où il pénètre le accompagné de soldats en armes. Norodom, acculé, accepte pour sauver son trône de signer une convention qui se traduit par une tutelle renforcée de la France sur la monarchie cambodgienne[32].

Les réformes foncières et administratives que veulent imposer les Français (notamment l'abolition de l'esclavage) provoquent cependant une révolte des élites cambodgiennes, moins préoccupées du sort du monarque que des bouleversements sociaux qui risquent de survenir. Dans l'ensemble du pays, des soulèvements éclatent début 1885, que les Français doivent réprimer avec l'aide des troupes vietnamiennes. Après avoir tenu Norodom en défiance, la France finit en par obtenir son aide pour calmer la révolte, en promettant que les coutumes cambodgiennes seront dûment respectées[32].

Après l'insurrection de 1885-1886, les Français continuent de renforcer progressivement leur contrôle sur le pays, en entourant le roi de conseillers khmers acquis à leur cause, et en repoussant sine die l'application de la plupart des clauses de la convention. Le roi continue de promulguer des lois et de nommer des mandarins, mais l'influence de la France se consolide inexorablement. À partir de 1893, la France gère directement les impôts au Cambodge ; en 1895, elle compte dix résidents généraux dans le pays[32].

Achèvement de la conquête[modifier | modifier le code]

Échec du soulèvement vietnamien[modifier | modifier le code]

Une photo de quinze hommes asiatiques posant face à l'objectif.
Des rebelles appartenant au groupe de Hoàng Hoa Thám.

Alors que se déroule le soulèvement cambodgien, les Français sont toujours confrontés, au Vietnam, à l'insurrection Cần Vương. En Annam, la révolte est générale dès 1885, et les partisans de l'empereur déchu Hàm Nghi et du régent Tôn Thất Thuyết tiennent des provinces au Nord. Jusqu'en 1888, les Français et leurs supplétifs vietnamiens ne parviennent qu'à empêcher la concentration des guérillas. Mais, malgré les difficultés que rencontrent les colonisateurs, ils peuvent compter sur le soutien des populations chrétiennes qui sont victimes de massacres commis par les insurgés. Le mouvement est affaibli par le départ de Tôn Thất Thuyết pour la Chine en 1887, puis par la capture de Hàm Nghi en (l'ex-empereur est alors déporté en Algérie). L'insurrection, toujours menée au nom du souverain captif, continue cependant sous la direction de chefs comme Tống Duy Tân, Phan Đình Phùng, et plus tard Hoàng Hoa Thám dit le Đề Thám. Ce n'est qu'à partir de 1891 que la « pacification » commence à remporter de réels succès en Annam et au Tonkin[33].

Au fil des années, le Cần Vương décline et finit par s'éteindre, victime de la supériorité technologique des Européens, de sa propre absence d'unité, et d'un manque de réel projet politique. L'insurrection se limite en effet à défendre la légitimité du pouvoir impérial, alors même que les Nguyễn ne font plus l'unanimité, et que les Français parviennent progressivement à gagner le soutien du mandarinat. Le retrait des Chinois dès 1885, puis le rapprochement franco-chinois au moment de la guerre sino-japonaise de 1894, privent les insurgés de ravitaillement et de points de repli. La défection de la cour impériale, qui se range aux côtés des Français, achève d'enlever au mouvement Cần Vương toute perspective politique. Ce ralliement de la cour, qui souhaite maintenir coûte que coûte la dynastie, aboutit également sur le long terme à discréditer la monarchie confucéenne, en rompant le lien entre l'empereur — qui semble, aux yeux de la population, avoir perdu le mandat céleste — et la nation vietnamienne. Inversement, au Cambodge, l'identification de la nation à la royauté, qui conserve une grande charge symbolique, se trouve renforcée lors de la colonisation. La dernière campagne militaire contre les insurgés vietnamiens a lieu en 1895-1896, après quoi les Français sont réellement maîtres du terrain[33].

Création de l'Union indochinoise[modifier | modifier le code]

Au début de la colonisation, les Français sont confrontés à une grande incertitude quant au système politique qu'ils entendent construire en Indochine. Il leur est en effet impossible de remplacer les monarchies vietnamienne et khmère et les organisations sociales lao : un débat a cependant lieu entre les tenants de la solution du protectorat et ceux de l'administration directe, qui s'appuient sur l'expérience accumulée en Cochinchine. La solution du protectorat, forme de « compromis » permettant de maintenir en place les dynasties, finit cependant par l'emporter tout à fait en 1891[34].

Jusqu'en 1887, deux pouvoirs français coexistent dans la péninsule indochinoise : celui du gouverneur de la Cochinchine, subordonné au département des colonies et qui a par ailleurs autorité sur le protectorat du Cambodge, et celui du résident supérieur d'Annam-Tonkin, subordonné au ministère des Affaires étrangères. En outre, la Cochinchine, passée à un gouvernement civil en 1879, dispose depuis 1880 d'un Conseil colonial, élu par les Français vivant sur place — qui sont à l'époque environ deux mille colons, négociants, hommes d'affaires et fonctionnaires divers — et par un collège indigène restreint. Les porte-parole du Conseil colonial défendent l'autonomie budgétaire et douanière de la colonie, et font obstacle aux projets de centralisation. La nécessité de soumettre l'Indochine à l'autorité directe du gouvernement, indispensable pour arbitrer entre les intérêts, aboutit cependant à la naissance de l'Union indochinoise, créée par les décrets des et . Cette nouvelle entité, placée sous l'autorité d'un gouverneur général, est rattachée par un nouveau décret du à l'administration des colonies, alors fief des « opportunistes »[35].

L'Indochine française a été formée dans un souci d'efficacité administrative, mais son unité politique reste cependant à créer, de même que son équilibre financier. La pacification de l'Annam et du Tonkin s'avère en effet extrêmement coûteuse, ce qui conduit le gouverneur général intérimaire Bideau à parler, en 1891, de « Lang Son financier ». Ce n'est qu'à la fin des années 1890 que le fonctionnement de l'Indochine se stabilise sur les plans politique et économique. Paul Doumer, nommé gouverneur général en 1897, apporte en effet une cohérence à son édifice administratif, ainsi que l'impulsion politique qui lui manquait jusque-là[36].

Ajout du Laos[modifier | modifier le code]

Photographie représentant sept hommes (trois Blancs, quatre Asiatiques) dont plusieurs en uniforme. Auguste Pavie, âgé d'une cinquantaine d'années, est vêtu en civil, barbu et coiffé d'un chapeau.
Auguste Pavie — troisième debout à partir de la gauche — en 1893 à Luang Prabang.

L'achèvement de la conquête du Vietnam pose en outre le problème de la présence, à l'Ouest, d'un vaste territoire formé de pays laotiens et d'États Shan. Cette zone à la fois multiethnique et faiblement peuplée, sans autorité étatique forte depuis la fin du royaume de Lan Xang au XVIIIe siècle, est en effet le théâtre des luttes d'influences entre la monarchie annamite et le Siam. L'installation des Britanniques en Birmanie met un terme aux velléités françaises de s'étendre dans le pays voisin : la confrontation entre la France, le Royaume-Uni et le Siam se déplace alors dans la zone du Mékong[37], que les Français considèrent comme une voie d'accès au marché chinois[38].

Le Siam, inquiet de la conquête française du Tonkin, envoie des troupes dans la région de Luang Prabang, menaçant de couper le Vietnam en deux. Les Français réagissent alors en envoyant sur place un représentant, l'explorateur et diplomate Auguste Pavie. Arrivé en , ce dernier parvient en quelques années à conquérir pacifiquement la région[39]. Nommé vice-consul à Luang Prabang, puis commissaire général au Laos — nom donné à l'ensemble des pays à majorité lao — Pavie dispute le terrain aux Siamois, que la France considère comme l'instrument des Britanniques dans la région. Les Français envisagent d'abord une neutralisation du Siam qui serait transformé en « État tampon » entre les domaines coloniaux français et britanniques, mais un lobby « laotien » se forme, mené notamment par le futur député de Cochinchine François Deloncle et du ministre des Affaires étrangères Gabriel Hanotaux. Sous son impulsion et celle du parti colonial conduit par Théophile Delcassé et Eugène Étienne, les Français choisissent de se concentrer sur le Laos, afin de contenir les velléités britanniques d'expansion régionale[37],[38].

En 1888, Pavie obtient de Oun Kham, qui règne alors sur le royaume de Luang Prabang, qu'il demande le protectorat de la France pour se prémunir des invasions en provenance du Siam. Plusieurs régions en pays thaï sont alors occupées par les troupes françaises, qui reçoivent grâce à Pavie le ralliement des familles aristocratiques locales. Delcassé, chef du parti colonial en Métropole, annonce que la France « reprend » la rive gauche du Mékong. Il en résulte, en 1893, une crise diplomatique puis un bref conflit militaire entre la France et le Siam. Les Français envisagent de mettre le Siam sous protectorat, mais le risque de tensions avec le Royaume-Uni — la monarchie siamoise est alors sous influence britannique — conduit à l'adoption d'un compromis. Par un traité en date du , le Siam accepte d'évacuer la rive gauche du Mékong et reconnaît le protectorat français sur la région[37].

En 1896, le Royaume-Uni et la France adoptent une déclaration commune destinée à neutraliser le Siam, où il se partagent des zones d'influence[40]. Ils fixent également la frontière entre la Birmanie britannique et l'Indochine française. Enfin, après le départ de Pavie en 1895, les pays lao sont regroupés en deux territoires, le Haut Laos (capitale, Luang Prabang) et le Bas Laos (chef-lieu, Khong), dirigés par des commissaires généraux[37]. Le , le gouverneur de l'Indochine Paul Doumer crée un budget général réunissant les budgets particuliers de l'Annam, du Tonkin, de la Cochinchine, du Cambodge et du Laos[41]. Par un décret du , Haut Laos et Bas Laos sont finalement réunis au sein d'une entité unique, placée sous l'autorité d'un résident supérieur[37] et officiellement incorporée à l'Union indochinoise[42]. La résidence supérieure du protectorat du Laos est installée à Vientiane. Le Siam doit en outre céder des territoires au Laos et au Cambodge. Le partage de la péninsule indochinoise entre puissances occidentales est alors terminé[37], tandis que le rôle d'État-tampon entre le reste des possessions françaises en Indochine d'une part, et le Siam d'autre part, revient finalement au Laos[40].

Ajout de Kouang-Tchéou-Wan[modifier | modifier le code]

Carte en noir et blanc montrant la localisation de la baie de Kouang-Tchéou-Wan, dans la péninsule de Leizhou.
Carte du territoire de Kouang-Tchéou-Wan, situé dans l'Ouest du Guangdong en Chine.

En partie suscitée par le déclin de la puissance chinoise, la colonisation de l'Indochine se déroule dans le contexte des traités inégaux par lesquels les puissances occidentales s'octroient des zones d'influences économiques en Chine. La France, qui y détient déjà plusieurs concessions, poursuit en effet ses ambitions de conquête du marché chinois grâce notamment à des projets de liaison entre les mines d'étain, de cuivre et de fer du Yunnan, et les mines de charbon du Tonkin. Doumer se montre très actif dans la mise en place de ces projets ferroviaires et miniers en Chine du Sud, et fait même campagne pour l'annexion du Yunnan. Le gouvernement chinois finit par céder aux demandes des Français auxquels il accorde, par des traités de 1897 et 1898, les avantages qu'ils réclamaient sur ces deux lignes de chemin de fer. Il concède également à la France la baie de Kouang-Tchéou-Wan (ou Guangzhou Wan), située dans la péninsule de Leizhou et destinée à accueillir une station charbonnière[43].

Le traité de Kouang-Tchéou-Wan, signé le , autorise d'abord l'occupation de la région ; le , il est suivi d'un accord qui fait de Kouang-Tcheou-Wan un territoire cédé à bail pour 99 ans. Mais, en raison de laborieuses négociations avec la Chine sur la délimitation du territoire, la convention de cession à bail n'est ratifiée que le  ; le territoire est alors rattaché administrativement au protectorat du Tonkin, pour passer plus tard sous l'autorité directe du Gouvernement général de l'Indochine. Les Français imaginent à l'époque pouvoir en faire un équivalent de Hong Kong[44],[45] et nourrissent le projet, finalement abandonné, de mettre également la main sur Hainan pour dominer toute la région du golfe du Tonkin[46].

Dernières modifications territoriales[modifier | modifier le code]

En 1904, deux territoires sous suzeraineté siamoise, la province de Sayaboury et une partie de celle de Champassak — dont sa capitale — sont annexés et rattachés au Laos[40]. Les Français en profitent pour abolir le royaume de Champassak, jusque-là État vassal du Siam, dont le souverain est ramené au rang de gouverneur indigène[47]. La même année, la France et le Royaume-Uni signent, dans le cadre de l'Entente cordiale, un traité qui reconnait entre autres leurs zones d'influence respectives en Extrême-Orient. En 1907, un nouveau traité franco-siamois fixe les frontières du Laos[40] et annule les clauses territoriales de l'accord de 1867 concernant le Cambodge ; le Siam perd des territoires supplémentaires, en rétrocédant ceux qu'il occupait depuis le XVIIIe siècle dans les provinces de Siem Reap et de Battambang, ce qui permet au Cambodge de récupérer le site d'Angkor[48].

Structures politiques et administratives[modifier | modifier le code]

Gouvernement[modifier | modifier le code]

Formation et évolutions du système politique indochinois[modifier | modifier le code]

Photo en plan américain d'un homme blanc d'une cinquantaine d'années, moustachu, vêtu d'un costume sombre et regardant vers sa gauche.
Paul Bert, premier résident supérieur d'Annam-Tonkin.
Photo d'un homme d'une quarantaine d'années, barbu et le front dégarni, faisant face à l'objectif.
Paul Doumer, gouverneur général de l'Indochine française de 1897 à 1902, et véritable créateur de l'édifice administratif indochinois.

La longue formation de l'Indochine française est marquée par de nombreuses hésitations quant au système politique que les colonisateurs entendent bâtir, cette incertitude étant entretenue par les différences de statuts entre les territoires qui la composent. La Cochinchine, qui a le statut de colonie et où la culture confucéenne est moins forte qu'au Nord, est d'emblée soumise à un régime d'administration directe. Après la période de la « Cochinchine des amiraux » (gouvernement militaire), la colonie passe en 1879 à un régime de gouvernorat civil. Le , un Conseil colonial est formé. Cette assemblée est élue par le colonat — qui compte à l'époque environ deux mille personnes, colons proprement dits, membres des milieux d'affaires ou fonctionnaires — et par un collège indigène restreint[49], en l'occurrence des Annamites désignés par les Chambres de commerce et d'agriculture locales. Seuls quelques rares indigènes reçoivent la citoyenneté française, au moyen d'une naturalisation accordée de manière très parcimonieuse. Le Conseil colonial, dominé par les petits fonctionnaires et les colons, devient bientôt la principale instance de gouvernement de la Cochinchine, davantage que le gouverneur de la colonie[16] : cette assemblée a, dans une large part, la main sur l'impôt et les dépenses[49].

Photo ancienne représentant un bâtiment à deux étages, de style occidental, situé dans un parc.
Résidence du gouverneur général à Hanoï (Tonkin).

À partir de , la Cochinchine est, comme quelques autres colonies avant elle, représentée à l'Assemblée nationale par un député, élu par les seuls citoyens français. Le Code pénal français se substitue en 1880 à celui de l'Empire annamite, et le Code civil est partiellement promulgué en 1883[49].

Le est créée la résidence supérieure d'Annam-Tonkin, qui englobe l'Annam (nom désormais donné à la région centrale du Vietnam) et le Tonkin (Nord du Vietnam) chacun de ces deux territoires étant administré par un résident général, lui-même subordonné au résident supérieur. Le député Paul Bert devient le premier résident supérieur d'Annam-Tonkin. Durant sa brève mandature — il meurt de maladie en novembre de la même année — Bert tente de s'appuyer sur le « peuple tonkinois » en le séparant des « mandarins annamites » : il vise en effet à détacher le Tonkin de la gestion impériale, tout en appliquant réellement le protectorat sur l'Annam[50]. Bien que sa conception de l'opposition entre Annam et Tonkin soit assez schématique, Paul Bert s'applique à faire de la « nation annamite » l'« obligée » de la France, à nouer des rapports de confiance avec le souverain et les élites, et à introduire des éléments de démocratie au Tonkin. Cette optique le pousse à confier davantage de responsabilités à des mandarins, qui sont notamment chargés d'écraser les soulèvements. Plus largement, les Français s'appuient de manière croissante sur des troupes autochtones pour assurer le maintien de l'ordre[51].

Jusqu'aux années 1890, le gouverneur général, dont le budget a été supprimé dès 1888 sous la pression de la Cochinchine, n'est en réalité que l'administrateur de l'Annam et du Tonkin. Le , Jean-Marie de Lanessan, nommé à la tête de l'Union indochinoise, obtient un important décret qui fait du gouverneur général le « dépositaire des pouvoirs de la République dans l'Indochine française » et lui confère une partie du pouvoir législatif ainsi que l'autorité militaire. Dans les faits, cependant, le décret n'est appliqué qu'en Annam et au Tonkin, et la Cochinchine continue d'échapper au contrôle du gouverneur général[36].

C'est la nomination de Paul Doumer, en 1897, qui permet au Gouvernement général de prendre réellement corps. Doumer, personnalité importante du Parti radical — formation politique très impliquée dans les affaires indochinoises — et du Grand Orient de France, crée les structures administratives de l'Indochine, véritable État colonial, avec des services généraux et leurs annexes dans les différents « pays » qui la composent[36]. Sous sa mandature, l'Indochine française adopte un mode de fonctionnement centraliste très « jacobin »[52], où l'administration est strictement hiérarchisée[53]. Doumer met également fin à la confusion des prérogatives et envisage l'Indochine comme une entité cohérente : l'année de son arrivée, il crée une direction unique des Douanes et des régies financières[54], comprenant notamment une Régie de l'opium unifiée, nouvellement créée[55],[56]. À partir de cette époque, le gouverneur général cumule les pouvoirs politique, administratif et militaire[52] et s'affirme comme une sorte de « proconsul » de l'Indochine, où son pouvoir est supérieur à celui que détiennent, en France, la plupart des ministres[57]. À partir de 1899, il s'appuie sur un Corps des Services civils[52].

Paul Doumer a construit le Grand Palais à Hanoï et la ville est devenue la capitale de l'Indochine française.

Le , afin que la colonie ne pèse plus sur les finances de la France, un budget général de l'Indochine est créé, réunissant les budgets particuliers de toutes les entités indochinoises[36], y compris le Laos[41], que Doumer unifie l'année suivante sur le plan administratif[37]. Le budget général est alimenté par l'ensemble des impôts indirects, essentiellement par des monopoles (opium, sel, alcool) et par la fiscalité douanière[36]. Doumer assainit les finances de l'Indochine — le budget général est excédentaire dès 1899 — et améliore de manière spectaculaire le système fiscal : la perception des impôts directs est confiée à des agents français. En Annam, le rendement de l'impôt est multiplié par dix entre 1897 et 1903[53]. L'action de Doumer est tout aussi décisive en ce qui concerne les infrastructures urbaines et de transport, auxquelles il apporte une impulsion significative. C'est également Doumer, par ailleurs, qui décide que la capitale de l'Indochine française sera Hanoï, plutôt que la capitale économique Saïgon ou la capitale impériale Hué[53].

À partir de l'extrême fin du XIXe siècle, l'Indochine est gouvernée selon un système hiérarchisé, où les résidents des quatre protectorats et le gouverneur (rebaptisé un temps lieutenant-gouverneur) de la Cochinchine sont tous sous l'autorité du gouverneur général, qui dépend lui-même, à Paris, du ministère des Colonies (puis de la France d'Outre-mer)[53]. Dans le territoire de Kouang-Tchéou-Wan, la France est représentée par un administrateur en chef (ou administrateur supérieur), lui aussi directement subordonné au gouverneur général de l'Indochine[44],[58]. Fin 1911, le renouveau de l'agitation politique en Indochine et les informations relatives à l'« hostilité sourde » des indigènes conduisent le gouvernement de Joseph Caillaux à nommer le député radical Albert Sarraut au poste de gouverneur général. Homme neuf en ce qui concerne le système colonial, Sarraut a pour mission d'apporter une nouvelle impulsion à l'Indochine, sur les plans politique et économique. Il entreprend de réformer l'administration, améliore le système d'enseignement, et impose aux fonctionnaires français la connaissance d'une langue locale[59]. Ses deux mandats (1911-1914 puis 1917-1919) sont également marqués par une volonté de donner plus de place aux élites indigènes[60].

Beaucoup plus tard, après la Seconde Guerre mondiale, les intitulés des postes sont réformés : en 1945, les résidents des protectorats et le gouverneur de la colonie sont remplacés par des commissaires de la République, subordonnés au haut-commissaire de France en Indochine (fonction qui succède alors à celle de gouverneur général)[61]. En 1950, alors que les trois pays indochinois ont changé de statut en devenant des États associés, un poste de ministre des relations avec les États associés est créé pour superviser l'Indochine. En 1952, à l'extrême fin de la période coloniale, les fonctions du haut-commissaire sont transférées au ministre des États associés. L'année suivante, un décret en date du remplace les commissaires de la République par des hauts fonctionnaires relevant du ministre, portant chacun le titre de haut-commissaire et représentant la France auprès des chefs d'État du Vietnam, du Cambodge et du Laos[62], tandis que le poste de haut-commissaire de France en Indochine est rebaptisé « Commissaire général de France en Indochine »[63].

Achèvement de la mise sous tutelle des monarchies[modifier | modifier le code]

Séparation de l'Annam et du Tonkin[modifier | modifier le code]
Photo de la façade d'une villa.
La Villa Blanche, résidence construite pour le gouverneur Paul Doumer au Cap Saint-Jacques (actuel Vũng Tàu).

Le , une ordonnance impériale marque l'une des étapes les plus importantes de la colonisation française : l'empereur d'Annam (appelé « roi » dans la terminologie utilisée par les Français), qui demeure officiellement le souverain des deux territoires, délègue en effet la totalité de ses pouvoirs au Tonkin à un Commissaire impérial (Kinh luoc su, poste équivalent à celui de vice-roi). Le Tonkin est dès lors détaché de facto de l'Annam, et les mandarins y sont soumis à un contrôle étroit de l'administration française, représentée par le résident général, quatre résidents et onze vice-résidents[64]. Le , la résidence supérieure d'Annam-Tonkin est supprimée, et remplacée par deux résidences supérieures séparées, l'une pour l'Annam et l'autre pour le Tonkin[49]. L'unité politique et territoriale vietnamienne, que les Français avaient eux-mêmes jadis aidé à rétablir en soutenant les Nguyễn, est rompue pour plus d'un siècle. Déjà amputé de la Cochinchine en 1862, le Vietnam est désormais divisé en trois Kỳ (pays), appelés respectivement en vietnamien Bac Kỳ (pays du Nord) pour le Tonkin, Trung Kỳ (pays du Centre) pour l'Annam et Nam Kỳ (pays du Sud) pour la Cochinchine. Les nationalistes vietnamiens — dont la terminologie est aujourd'hui en vigueur au Viêt Nam — préfèrent par la suite utiliser le mot Bộ (région) plutôt que celui de Kỳ et appeler les trois territoires Bac Bộ (région du Nord), Trung Bộ (région du Centre) et Nam Bộ (région du Sud)[65],[66].

Par ailleurs, les trois principales villes des deux protectorats vietnamiens, Hanoï et Haïphong au Tonkin, et Tourane (Đà Nẵng) en Annam, sont cédées en toute propriété à la France par une ordonnance royale du  : la législation en vigueur en Cochinchine y est appliquée[64].

Des protectorats vidés de leur contenu[modifier | modifier le code]

La tendance poussant à une annexion pure et simple des pays de l'Indochine française — ce qui impliquerait l'abolition des monarchies locales — est prédominante jusqu'en 1889, mais finit ensuite par perdre du terrain. En effet, les distances culturelles, la barrière de la langue et le risque de nouvelles insurrections rendent cette option difficilement réalisable. La France finit par opter pour le maintien d'une politique de protectorat, en conservant les dynasties en place et les structures étatiques indigènes[49]. L'idée de supprimer la monarchie annamite revient à plusieurs reprises, mais les Français ne s'y résolvent jamais, du fait de l'impossibilité de remplacer la structure mandarinale, et parce que le protectorat s'avère le mode de gestion le plus économique[64].

Après le rappel en France, en 1894, de Jean-Marie de Lanessan qui envisageait une politique de « protectorat réel » qui aurait laissé au Chulalonkon Nam et au Cambodge une certaine marge de manœuvre internationale, et surtout à partir de la nomination de Paul Doumer en 1897, la France retire aux dynasties annamite et khmère leurs dernières prérogatives. Les monarchies protégées deviennent de simples appareils-relais des structures coloniales françaises[64].

Photo ancienne représentant un jeune enfant asiatique, en habit de cour richement décoré, assis sur un trône. Sept homme asiatiques, en habit traditionnel, se tiennent debout à ses côtés.
L'empereur Duy Tân en 1907.

Les protectorats sont désormais privés de personnalité aux yeux du droit international. Le gouverneur général achève de dissocier le protectorat du Tonkin de celui de l'Annam : le , Doumer obtient du jeune empereur Thành Thái la suppression de la fonction de kinh luoc su — qui, bien que soumis au contrôle des Français, avait la prérogative de nommer les mandarins — et le transfert de ses compétences au résident supérieur du Tonkin. Le représentant français devient dès lors le dépositaire du pouvoir impérial. Les mandarins provinciaux sont réduits à de simples fonctions d'apparat, et l'essentiel de l'administration est assurée au Tonkin par des délégués provinciaux, agents du résident[64]. Le Tonkin, dont les deux principales villes sont en outre des territoires français, est dès lors soumis à un régime hybride, qui tient davantage de l'administration directe que de son statut officiel de protectorat[67].

Photo ancienne représentant un homme asiatique d'environ quarante ans, en habit traditionnel, en train d'écrire à un bureau.
L'empereur Khải Định en 1916.

En Annam, une ordonnance impériale du réforme le gouvernement et transforme l'ancien Conseil secret en un Conseil des ministres, que le résident supérieur français préside de droit. Le , une nouvelle ordonnance remet au protectorat la gérance complète des finances de l'Annam, tandis que le souverain reçoit une liste civile et la garantie d'entretien de sa cour. L'empereur, qui reste théoriquement le souverain des deux protectorats, est réduit au rang d'« idole sacrée », d'ailleurs de moins en moins sacrée au fil du temps tant il apparaît désormais privé du mandat céleste[64],[53]. À mesure que le pouvoir impérial est vidé de sa substance, la personne du souverain cesse d'être considérée comme un point de référence dans la société vietnamienne[68].

Au bout d'un an de mandat de Doumer, les pouvoirs monarchiques ont été si réduits dans les pays de l'Indochine française que la notion de protectorat y a perdu l'essentiel de sa signification[53]. Les Français achèvent ensuite de neutraliser les monarchies dans les premières années du XXe siècle[68].

L'empereur Thành Thái monte sur le trône d'Annam en 1889, après la mort prématurée de Đồng Khánh. S'étant révélé une personnalité peu maniable, il est taxé de folie puis contraint en 1907 à l'abdication et à l'exil. Son fils Duy Tân, âgé de sept ans, lui succède. En 1916, Duy Tân, encore adolescent, s'échappe du palais impérial pour rejoindre les insurgés qui continuent de s'opposer aux Français. Capturé, il est contraint à l'exil comme son père. Avec l'assentiment des Français, les dignitaires de la cour choisissent alors pour lui succéder Khải Định, un fils de Đồng Khánh. Le gouverneur général Albert Sarraut, revenu aux affaires en 1917, s'emploie à assainir le climat politique ; il applique le protectorat vietnamien de manière plus loyale en réformant l'administration et en élargissant la représentation indigène dans les assemblées locales, ce qui lui permet de gagner l'allégeance d'une partie des élites indigènes[69].

Photo contemporaine d'un palais de style khmer, au toit doré et richement décoré.
Le palais royal de Phnom Penh.
Photo contemporaine de la façade d'un palais aux murs blancs, dont le porche est orné d'un bas-relief doré et rouge représentant deux éléphants.
Le palais royal de Luang Prabang.

Au Cambodge, la France est représentée par un résident supérieur. Le , une ordonnance royale crée un Conseil des ministres, présidé par le résident français. Le contreseing de ce dernier devient en outre obligatoire pour toutes les ordonnances prises par le souverain cambodgien[64]. La mort du roi Norodom, en 1904, marque un tournant décisif dans l'emprise française sur le pays. Ce sont en effet les colonisateurs qui choisissent le successeur du monarque défunt, en la personne de son frère Sisowath, qui avait déjà été pressenti vingt ans auparavant pour prendre le trône ; les rois suivants sont également choisis par les Français[70].

L'administration coloniale entretient cependant de bons rapports avec la monarchie cambodgienne, dès lors que le monarque en place sert leurs intérêts. La bienveillance dont les Français font preuve à son égard permet à la figure du souverain cambodgien de conserver un lien fort avec la Nation[13]. Les fonctionnaires cambodgiens de haut rang sont durablement relégués à un rôle cérémoniel, tandis que ceux de rangs moins élevés occupent des situations d'auxiliaires mal payés de l'administration française. Les Français gouvernent le Cambodge avec l'aide de responsables khmers dévoués à leurs intérêts ; les conseillers dont ils entourent le monarque sont pour la plupart recrutés parmi les interprètes formés par leurs soins, au premier rang desquels Chaufea Veang Thiounn, interprète et ministre du roi Sisowath[68],[70].

La résidence supérieure du Laos — pays très faiblement étatisé — est organisée selon un modèle dualiste comparable à celui de l'Annam/Tonkin[64]. Le royaume de Luang Prabang, où le monarque local continue de gouverner[40], connaît un régime de protectorat proche de celui de l'Annam, tandis que le reste du pays est divisé en neuf provinces où l'administration autochtone est soumise à des résidents français[64]. Le Laos connaît donc un régime proche de celui du Tonkin, qui tient davantage — Luang Prabang excepté — de l'administration directe que du protectorat proprement dit[67]. En outre, le statut de Luang Prabang n'est pas formalisé par un traité de protectorat en bonne et due forme et demeure imprécis[40]. La France bénéficie cependant de la loyauté du roi Sisavang Vong, monté sur le trône en 1904 et formé à l'École coloniale. En 1925, les Français remplacent le Conseil royal de Luang Prabang par un Conseil des ministres, que préside le résident supérieur du Laos[68].

Administrations locales[modifier | modifier le code]

Instances élues[modifier | modifier le code]

Photographie d'un homme blanc d'une quarantaine d'années, le front dégarni, des lorgnons sur le nez, portant des moustaches et une barbiche
Albert Sarraut, gouverneur général de 1911 à 1914 et de 1917 à 1919, puis ministre des Colonies, introduit davantage d'éléments de démocratie en Indochine.

Dans l'ensemble, la vie démocratique est très limitée en Indochine française. Des conseils provinciaux (conseils d'arrondissements) élus par les notables locaux et présidés par les chefs d'arrondissement français sont formés dès 1882 en Cochinchine (arrêté du , confirmé par le décret du ). Créés sur le modèle des conseils généraux français, ils n'en sont cependant qu'une pâle copie, leur rôle consultatif les réduisant au rang d'instruments de la bureaucratie locale[71],[72]. Le , Paul Bert institue au Tonkin un Conseil des notables, élu par les chefs et les sous-chefs de canton indigènes[49].

Si le Conseil colonial de la Cochinchine possède un réel pouvoir de décision, il n'en est pas de même pour les assemblées indigènes des protectorats, créées beaucoup plus tardivement, élues au suffrage restreint et cantonnées à un rôle consultatif[71]. C'est le que le gouverneur général Paul Beau, conscient du regain du nationalisme chez les élites autochtones, crée la Chambre consultative indigène du Tonkin, formée de représentants élus des propriétaires fonciers et des commerçants, et de représentants des communautés montagnardes choisies par le résident : cette assemblée a la possibilité de donner son avis sur les questions administratives, économiques ou fiscales intéressant la communauté indigène[73]. Des assemblées consultatives similaires sont plus tard créées au Cambodge (1913), en Annam (1920), à Kouang-Tchéou-Wan (1922) et au Laos (1923). Dans les années 1920, elles sont rebaptisées Chambres des représentants du peuple au Tonkin et en Annam[74].

Saïgon, Hanoï et Haïphong bénéficient de conseils municipaux mixtes (Français et indigènes) mais leur marge de manœuvre est très limitée. À Hanoï et Haïphong, les maires sont désignés par l'administration[71]. Saïgon, seule ville d'Indochine dont la municipalité est élue au suffrage universel[75], dispose d'une réelle démocratie locale, du moins jusqu'à la création en 1931 d'une préfecture régionale qui s'arroge l'essentiel des pouvoirs. Globalement, toutes les instances élues de l'Indochine française sont paralysées dans leur fonctionnement par la tutelle du Gouvernement général[71].

Le successeur de Paul Beau, Antony Klobukowski[c], partage ses idées quant à la nécessité de réformes démocratiques, mais fait le choix de la prudence. Albert Sarraut, qui remplace Klobukowski en 1911, s'emploie à transférer davantage d'éléments de démocratie en Indochine, dans le but de « franciser » progressivement les classes aisées vietnamiennes. Sarraut réorganise la Chambre consultative indigène du Tonkin, ainsi que les conseils provinciaux de notables dont il étend l'institution à l'Annam. Au cours de son second mandat, Sarraut, conseillé par son directeur des affaires politiques Louis Marty, pousse plus loin ses audaces : les collèges électoraux sont élargis, afin de renforcer la « collaboration franco-annamite » (en vietnamien, Phap Viet dê huê)[60].

Le , dans un discours retentissant, Sarraut préconise la création d'une « charte, sorte de constitution indochinoise », qui permettrait aux « citoyens indigènes » de bénéficier davantage de droits politiques, et d'exercer un contrôle appuyé sur le pouvoir colonial via une représentation élue. Il poursuit son action en tant que ministre des Colonies ; son discours se traduit concrètement par la réforme électorale du , qui porte le collège électoral indigène du Conseil colonial de Cochinchine de 1 800 à 20 000 électeurs (sur trois millions d'habitants) et sa représentation à dix sièges sur vingt-huit, au lieu de six[60].

Malgré la portée limitée de cette réforme, l'Indochine n'en est pas moins, au début des années 1920, la seule colonie française à posséder une vraie représentation élue des élites colonisées. La politique de collaboration franco-annamite lancée par Sarraut est poursuivie par ses successeurs, notamment Maurice Long, puis Alexandre Varenne, qui s'attachent à renforcer les liens avec la bourgeoisie vietnamienne. L'évolution du discours colonial amène à ne plus prôner une domination indéfinie, mais une simple tutelle — très prolongée dans le temps — sur les « peuples retardataires », et à travailler avec les élites indigènes au sein d'une forme de partenariat[60]. Les initiatives de Sarraut, Long et Varenne, qui donnent lieu sous leurs mandatures à divers projets — finalement avortés — de nouvelles assemblées élues, ne permettent cependant pas aux classes supérieures indigènes d'accéder à un réel pouvoir politique. Le résultat le plus important est la création, le , d'un Grand conseil des intérêts économiques et financiers, qui n'est qu'une émanation — au rôle purement consultatif — des milieux d'affaires[76].

Administrations françaises et indigènes[modifier | modifier le code]

Carte administrative de l'Indochine française en 1937.
Un homme blanc en uniforme, entouré de plusieurs dizaines d'autres hommes, pour la plupart asiatiques, habillés à l'occidentale ou de manière traditionnelle, posant devant une maison
Photographie d'une réunion chez l'administrateur colonial René Schneyder, en 1940.

Sous Doumer, l'Indochine française est divisée en « provinces » dont le rôle correspond approximativement à celui des départements français, chacune étant administrée par un chef de province. Le Tonkin compte vingt-quatre provinces, auxquels s'ajoutent quatre territoires sous administration militaire et le territoire à bail de Kouang-Tchéou-Wan. L'Annam compte quatorze provinces, le Cambodge neuf, le Laos onze et la Cochinchine — où elles portent le nom d'« inspections », puis d'« arrondissements » — dix-neuf. Chacune des provinces, subdivisée en districts, est placée sous l'autorité d'un chef de province (ou chef d'arrondissement), auquel sont subordonnés les chefs de district[77],[72]. Ces responsables ont le statut d'administrateurs des services civils : au nombre d'environ 400 dans l'ensemble de l'Indochine, les relais locaux du gouverneur général bénéficient d'une véritable « omnipotence » dans les territoires dont ils ont la charge[57].

Les Français sont peu nombreux en Indochine[78], ce qui se traduit par une présence territoriale très lâche. Dès lors, le système colonial s'appuie largement sur une administration indigène. L'ex-Đại Nam (Vietnam) offre l'avantage d'un État fortement structuré avant la conquête française[72]. Les échelons moyens et inférieurs des anciens appareils administratifs sont maintenus, mais incorporés à l'administration coloniale[79]. En Cochinchine — où la colonisation a été confrontée, dans les premières années, à un vide administratif — le personnel indigène est d'emblée coiffé par des responsables français[72]. Dès les premiers temps de la conquête, à l'époque de l'administration militaire de la colonie, un petit nombre d'administrateurs provinciaux et de chefs de districts français, épaulés par les missions catholiques, se superposent aux institutions villageoises qui préexistaient à l'arrivée des Français[49]. Ce n'est qu'à partir du début du XXe siècle que les Indochinois commencent à recevoir des postes exécutifs[72].

Photographie de deux hommes asiatiques en habit traditionnel, l'un assis et l'autre debout.
Un chef de canton vietnamien (début du XXe siècle).

Dans les protectorats, la situation est différente : au Tonkin, la France installe des résidents et résidents adjoints qui supervisent les fonctionnaires indigènes, ces derniers étant révocables sur simple demande[72]. Paul Bert, pour établir des liens directs entre les résidents et les communautés villageoises, institue en , en même temps que le Conseil des notables tonkinois, des Commissions consultatives provinciales destinées à concurrencer la hiérarchie mandarinale que les Français sont pour l'instant contraints de maintenir[49]. Ce n'est qu'au fil des années que la gestion devient plus directe, notamment sous Doumer qui supprime les échelons intermédiaires en ne remplaçant pas les mandarins une fois leurs postes devenus vacants ; le régime administratif de l'Annam est progressivement aligné sur celui du Tonkin[72]. En 1897 est ouverte au Tonkin une école destinée à la formation des nouveaux mandarins du protectorat, destinés à être les subalternes des fonctionnaires français. Bien que numériquement assez faible, le mandarinat vietnamien demeure très présent dans la population[79].

Au niveau des villages, l'administration coloniale instrumentalise les organisations communautaires locales qui forment les bases des sociétés indigènes, dans un conglomérat de « hameaux » (thon), réunis par groupes de deux à cinq au sein d'une « commune » (xa) administrée par un conseil de notables. En Cochinchine, un arrêté crée, en 1904, un statut pour les notables communaux. Les chefs et sous-chefs de cantons (tong) vietnamiens, naguère élus, deviennent des fonctionnaires de rang inférieur. Des budgets communaux sont créés en 1909. Au Tonkin et en Annam, la mise sous contrôle des communautés villageoises est plus lente et plus difficile, et les budgets communaux ne sont instaurés que dans les années 1920[80]. Les Français créent dans les villages vietnamiens une fonction de responsable indigène, le ly truong, chargé d'exécuter leurs directives et pouvant avoir diverses responsabilités comme la perception et l'exécution des impôts ou le maintien de l'ordre. Le poste de ly truong — plus ou moins équivalent à celui de maire — revient en général à un notable de second rang, qui sert en fait de paravent à des notables annamites plus importants, véritables détenteurs de l'autorité morale ou du pouvoir social au sein des communautés indigènes[81].

Au Cambodge, les échelons supérieurs de l'administration sont bien structurés avant la conquête, mais les échelons inférieurs sont au contraire très lâches[72]. Le village, très dispersé, est organisé autour du monastère bouddhiste. Le régime colonial tente de mettre sur pied une forme de communauté villageoise sur le modèle vietnamien, jugé plus facile à contrôler : en 1901, une ordonnance crée des srok (cantons) dirigé par un mesrok choisi par les habitants. En 1908, une nouvelle ordonnance supprime les srok et les remplace par des communes (khum)[82], dirigées par un mekhum élu, dont la fonction est équivalente à celle du ly truong vietnamien[81] mais cette forme d'organisation ne parvient guère à s'imposer. Les communes cambodgiennes semblent être restées dépourvues de vie propre ; les mehkum remplissent des tâches administratives, mais les autorités traditionnelles restent inchangées, et les paysans khmers ont encore moins de possibilités qu'avant d'exprimer leurs doléances[82].

Le Laos, pays sous-peuplé et ethniquement très hétérogène, historiquement tourné vers le Siam, n'est avant la conquête qu'un ensemble de principautés et de royaumes unis par des liens de vassalité[72]. Les Français n'ont d'autre choix que de préserver et de composer avec les organisations locales et régionales déjà existantes. Cela permet de maintenir une gestion au moindre coût, les effectifs locaux de l'administration coloniale étant très faibles : en 1914, on ne compte dans le Haut-Laos que 224 fonctionnaires, dont 24 Français seulement. Les villages laotiens (ban) sont répartis par cantons (tasseng), qui sont eux-mêmes inclus dans des seigneuries (muong) dirigées par les lignages aristocratiques héréditaires, lesquelles bénéficient des redevances des hommes libres et du travail des populations serviles. Les muong sont à leur tour regroupés au sein des trois « royaumes » traditionnels lao (la monarchie de Luang Prabang et les territoires des anciens royaumes de Champassak et de Vientiane)[83]. La tendance des Français à s'appuyer sur des auxiliaires lao — y compris là où cette ethnie est minoritaire — au détriment des chefs de villages locaux contribue cependant à créer des tensions, notamment avec les communautés montagnardes[84].

Après 1911, les réformes d'Albert Sarraut s'étendent à l'administration : le gouverneur général, non content d'élargir leur représentation élue, donne également aux élites indigènes davantage de possibilités d'accéder au fonctionnariat colonial. Le premier administrateur des services civils vietnamien est promu en 1913[60]. En 1921, Maurice Long officialise l'admission des colonisés dans la fonction publique en créant un « Cadre latéral » des services publics allant au-delà de la justice et des services civils ; le recrutement d'agents indigènes dans la fonction publique française ne se fait cependant qu'au compte-gouttes[76].

Maintien de l'ordre et répression[modifier | modifier le code]

Le général Léon de Beylié, l'un des acteurs de la conquête et de la « pacification » du Tonkin, devenu ensuite commandant militaire de Saïgon.
Dessin représentant un homme asiatique en uniforme, debout et tenant un fusil. Un sous-titre indique « tirailleur annamite ».
Illustration représentant un tirailleur indochinois (1915).

Parallèlement, les Français mettent progressivement sur pied un appareil militaire et sécuritaire garantissant leur mainmise sur l'Indochine. La police, la gendarmerie et la justice françaises implantent leurs services dans la colonie. Les tribunaux indigènes sont doublés par des tribunaux français ; à partir de 1896, des juridictions d'exception, les commissions criminelles, sont instituées pour juger les atteintes à la sécurité des protectorats[85]. De nombreuses prisons sont créées, dont la plus célèbre est le bagne de Poulo Condor, ouvert dès 1862 et où sont détenus au fil des décennies de nombreux opposants à la colonisation[85].

La brutalité des conditions de détention fut reconnue par les autorités coloniales. Le commandant Tisseyre, qui dirigea le bagne durant la Seconde Guerre mondiale, témoigne : « Il y avait 5 000 bagnards. On les laissait mourir (…). Le mois de mon arrivée, 172 décès ; c'étaient des locaux pour 25 ou 30 détenus ; j'en ai trouvé 110, 120, 130. Un médecin indochinois m'a raconté qu'il lui était arrivé de trouver un matin sept cadavres au bagne des politiques »[86].

Différents régiments de tirailleurs indochinois sont formés rapidement. Les premières compagnies de tirailleurs cochinchinois sont organisées par le colonel Reybaud dès 1879 et entrainées par le capitaine Théophile Pennequin. Ces hommes furent envoyés au Tonkin en 1881 et contribuèrent à former les premiers régiments de tirailleurs tonkinois qui furent utilisé lors de l'expédition du Tonkin et dans les campagnes de « pacification ». Après le pic de 1885, où le nombre de militaires français atteint jusqu'à 35 000, celui-ci décroît peu à peu, jusqu'à descendre à environ 12 000 hommes, formés principalements de troupes d'infanterie de Marine et de la Légion. Ils sont alors renforcés par quatre régiments de tirailleurs tonkinois, dont les effectifs se montent à 18 000 hommes. Ceux-ci sont renforcés, en Haute-Région tonkinoise, par des tirailleurs muong et tais qui complètent les effectifs. En , un arrêté de Paul Bert institue, sous le nom de Milices, un corps d'infanterie indigène chargé d'épauler les troupes françaises en assurant le maintien de l'ordre dans toute l'Indochine. Les Milices sont par la suite rebaptisées Garde civile indigène, puis Garde indigène (Garde civile en Cochinchine). En 1931, les effectifs des Gardes indigènes, commandées par des officiers et sous-officiers français de réserve, se montent à 5 569 au Tonkin (et 165 encadrants français), 5 173 en Annam (136 Français), 2 388 au Cambodge (42 Français), 1 730 au Laos (37 Français) et 360 à Kouang-Tchéou-Wan (huit Français). Les effectifs en Cochinchine sont à peu près équivalents à ceux du Tonkin ; dans la colonie, les gardes civils sont encadrés par la gendarmerie[87]. En 1900, une loi organise officiellement les unités de l'armée coloniale[85]. Le 5e régiment étranger d'infanterie — dit régiment du Tonkin — fleuron de la Légion étrangère en Indochine, est créé en 1930[88].

Enfin, en 1917, afin notamment de faire face à la résurgence des nationalismes, Albert Sarraut crée la Sûreté générale indochinoise, d'où émerge ensuite un service qui fait fonction de police politique, la Police spéciale de sûreté. Malgré des effectifs réduits — 68 policiers français et 242 vietnamiens en 1934 — la Sûreté se montre d'une efficacité redoutable, grâce notamment à des ramifications en Chine et au Siam, et à un système très bien organisé de recueil et de traitement des informations. La police indochinoise se distingue également par des méthodes très brutales, et pratique couramment la torture dans ses locaux. De nombreuses exécutions sommaires sont commises lors de la répression des troubles : l'Indochine française fonctionne en grande partie comme un État policier[85].

Populations[modifier | modifier le code]

« Européens ou assimilés »[modifier | modifier le code]

Photo représentant, sur le perron d'une habitation, un homme et une femme blancs, assis à une table. Un domestique asiatique se tient debout à leurs côtés. Un autre homme blanc est assis sur les marches de l'escalier.
Habitation française à Hanoï en 1898.
Photo ancienne montrant une rue dans laquelle circulent des pousse-pousses, avec en arrière-plan un grand bâtiment.
La rue Paul-Bert à Hanoï avec le théâtre municipal, vers 1905.
Façade d'une maison blanche à deux étages, entourée de palmiers.
Exemple d'architecture coloniale à Hanoï.

Contrairement à l'Algérie française où vivent, en 1954, un million d'Européens parmi neuf millions d'indigènes musulmans, l'Indochine n'est pas une colonie de peuplement mais pour l'essentiel une entité vouée à l'exploitation économique des ressources naturelles locales. La présence européenne, qui évolue au fur et à mesure de l'agrandissement et de la consolidation des possessions et des changements économiques, se concentre surtout aux deux extrémités de la péninsule et se limite à des petites unités dans le reste du territoire[89]. Il faut par ailleurs tenir compte du fait que l'organisation et la fiabilité des recensements sont — pour les Européens comme pour les indigènes — très aléatoires[90].

En 1913, les Français sont recensés à 23 700 sur 16 millions d'habitants ; en 1921, ils sont 24 482 sur 20 millions[89]. En 1937, on dénombre 42 345 « Européens ou assimilés » dont 36 134 personnes (originaires de Métropole ou bien des « anciennes colonies » comme Pondichéry, les Antilles ou La Réunion) « de nationalité française par droit de naissance » et 2 746 naturalisés[91] (parmi lesquels 250 Japonais[92]). Pour 1940, Pierre Brocheux et Daniel Hémery citent un chiffre d'environ 34 000 Français sur 22 655 000 habitants[89]. Les Français nés après 1928 d'unions mixtes bénéficient automatiquement de la nationalité française, ce qui peut influencer le décompte.

Les territoires de l'Indochine où la présence européenne est la plus forte sont la Cochinchine (16 550 personnes en 1940), et le Tonkin (toujours en 1940, 12 589). En Annam, les Français sont 1 676 en 1913, 2 125 en 1921 et 2 211 en 1940. Au Cambodge, ils sont 1 068 en 1913, 1 515 en 1921, et 2 023 en 1936. Au Laos, les Français sont 241 en 1913, 360 en 1921 et 574 en 1937 (chiffres de 1940 non disponibles)[89]. Dans le territoire chinois de Kouang-Tchéou-Wan, le nombre de Français passe d'une centaine[58] à 400 au maximum[45].

La population française est répartie en trois groupes principaux, celui des colons, celui des fonctionnaires et celui des militaires. Au Tonkin, où se trouve la capitale administrative, Hanoï, la population est surtout constituée de fonctionnaires : le recensement de 1937 y relève 18 171 Européens. C'est à Saïgon (Cochinchine), qui fait figure de capitale économique de l'Indochine, que se trouve à la même époque la plus forte densité de population européenne, avec 16 084 personnes, soit 0,35 % des habitants[93],[94].

Les chiffres des années 1930 indiquent que 59 % de la population active française appartient à l'armée et 19 % à l'administration, la minorité restante concernant les colons proprement dits. S'ajoutent à cela environ 600 missionnaires. Dans la population européenne, les citadins sont très majoritaires par rapport aux « broussards » vivant dans les campagnes[92] : les Français résident principalement dans les grands centres urbains (Saïgon-Cholon, Hanoï et Haïphong)[89].

La colonisation française s'accompagne par ailleurs très tôt de l'arrivée d'une population indienne, venue de l'Inde française et concentrée pour l'essentiel en Cochinchine. Désignés du nom générique de « Pondychériens » et possédant, au contraire des Indochinois, la nationalité française, les Indiens pèsent d'un poids certain lors des élections cochinchinoises[93]. Occupant des postes d'encadrement, ils sont souvent mal acceptés par les autochtones, qui vivent difficilement le fait de devoir obéir à d'autres colonisés plutôt que directement aux colonisateurs blancs[95]. Pour des raisons identiques, les Indochinois ont d'ailleurs des relations tout aussi tendues avec les Antillais[96].

Enfin, le métissage est l'un des traits particuliers de la colonisation de l'Indochine, où il est nettement plus fréquent qu'au Maghreb ou dans la plupart des autres pays de l'Empire colonial[97],[98]. On trouve dans les pays indochinois une population de métis eurasiens, le plus souvent fruit d'unions — légitimes ou non — d'Européens avec des femmes indigènes. Il arrive fréquemment que les enfants métis soient abandonnés par leurs pères français ; beaucoup rejoignent alors les communautés de leur famille maternelle, au sein desquelles, cependant, ils demeurent ostracisés du fait de leur origine. Un certain nombre vit dans la marginalité. À partir de 1907, les orphelins identifiés comme métis sont pris en charge par des associations laïques ou confessionnelles, qui veillent à leur éducation et à leur intégration dans la société coloniale. Les Eurasiens sont victimes d'un double racisme, de la part des Français comme des indigènes : leur position particulière les amène fréquemment à être eux-mêmes racistes[99]. C'est en 1928 qu'un arrêté du gouverneur général leur accorde automatiquement la nationalité française[100]. Dans la société française en Indochine, la proportion de naissances issues d'union mixtes augmente par ailleurs fortement entre 1930 et 1940, passant d'un tiers à 46 %, en tenant uniquement compte des enfants légitimes ou reconnus à la naissance. Le recensement de 1936 fait par ailleurs apparaître l'importance croissante de la population eurasienne en Cochinchine, où les métis de nationalité française ne sont pas loin de constituer une majorité au sein du corps électoral[98].

Le nombre exact de métis eurasiens en Indochine n'a jamais fait l'objet d'une méthode de comptage fiable, avec pour résultat des chiffres contradictoires. En 1932, le Gouvernement général évoque 18 000 métis indochinois, tandis qu'en 1933 un mémoire de l'École coloniale cite un chiffre de 2 340 personnes recensées. Leur nombre semble néanmoins avoir nettement augmenté au début du XXe siècle, ce qui amène à l'époque certains observateurs à prédire une « créolisation » de la société indochinoise[101]. En dehors de certains cas individuels d'ascension sociale, les Eurasiens occupent souvent des postes d'encadrement subalterne, dans l'armée, l'administration ou le secteur privé (contremaîtres de travaux publics, surveillants de plantation…)[99]. Pendant la guerre d'Indochine, les administrateurs coloniaux misent sur le soutien des Eurasiens. En 1950, le sénateur Luc Durand-Réville estime lors d'un débat parlementaire leur nombre à 100 000 et juge que le « maintien de la présence française en Extrême-Orient » se basera en grande partie sur eux[102]. En 1952, une association d'Eurasiens va jusqu'à avancer le chiffre de 300 000 métis, dont 50 000 détenant la nationalité française[101]. À la même époque, les indépendantistes du Việt Minh considèrent d'ailleurs les métis comme leurs pires ennemis[102]. Tout en tenant un rôle dans la société indochinoise, ils sont cependant trop peu nombreux pour peser durablement sur la démographie locale, et sont amenés à terme à se fondre dans les communautés française ou asiatiques[99].

Asiatiques[modifier | modifier le code]

Photographie ancienne montrant des passants dans une rue composée de bâtiments de style extrême-oriental, visiblement mal entretenus.
Rue des Pavillons noirs à Hanoï.
Photographie ancienne montrant deux femmes asiatiques assises, en habit traditionnel.
Deux femmes à Haïphong en 1904, vêtues de la tunique traditionnelle (ao ngu than).

En raison de l'absence de services d'état civil pour l'ensemble des pays de l'Indochine, l'évaluation de la population autochtone se heurte à la difficulté d'avoir des statistiques réellement fiables. L'enregistrement des naissances et des décès n'est instauré que progressivement, et de manière très inégale. L'état civil est créé en 1883 en Cochinchine, la colonie faisant figure de pionnière, mais il ne devient obligatoire et généralisé que beaucoup plus tard au Tonkin (1924) et en Annam (1930), tandis que le Cambodge et le Laos ne parviennent jamais à l'instaurer (à l'exception de Phnom Penh en ce qui concerne le Cambodge). Le calcul des populations est surtout effectué à l'aide d'évaluations approximatives pendant la première partie de la période coloniale. Un premier recensement de la population est effectué en 1901 en Cochinchine. Il n'est — théoriquement — systématisé qu'en 1921 pour les cinq pays de la péninsule indochinoise, et se déroule ensuite à un rythme quinquennal (1921, 1926, 1931 et 1936, la Seconde Guerre mondiale venant ensuite l'interrompre)[90].

Parmi les indigènes, les peuples vietnamien (viêt, appelé à l'époque annamite), khmer et lao sont les plus nombreux. Les minorités (muong, tay, cham, rhade, jaraïetc.) sont notamment présentes dans les zones montagneuses, tandis que le territoire vietnamien est à lui seul une mosaïque de populations, avec cinquante-quatre groupes ethniques. Le Laos est cependant le pays dont la population est la plus hétérogène : en 1931, pour 485 000 Lao, on y dénombre officiellement 459 000 non-Lao. L'ensemble de l'Indochine compte environ 12 millions d'habitants à la fin du XIXe siècle, puis 16,4 millions en 1913. Plus de 95 % de la population est rurale, ce qui rend d'autant plus difficile les décomptes et recensements[83].

Dans la première moitié du XXe siècle, et principalement dans les années 1920, l'Indochine connaît, du fait notamment des progrès du système de santé, un « boom démographique » : la population totale passe entre 1913 et 1948 de 16 395 000 à 27 580 000 personnes. La population de la Cochinchine passe dans le même temps de 3 165 000 habitants à 5 628 000, celle de l'Annam de 5 millions (recensement de 1913) à 7 183 000 en 1943, celle du Tonkin de six millions en 1913 à 9 851 000 en 1943. La population du Cambodge passe d'environ un million en 1913 à 3 748 000 en 1948, et celle du Laos, dans le même temps, de 630 000 personnes à 1 169 000. S'agissant de la répartition ethnique, la population vietnamienne augmente de près de six millions de personnes entre 1913 et 1943 et celle des Khmers de plus de 600 000[103].

Les Vietnamiens forment, de loin, le groupe ethnique le plus nombreux. En 1936, dans les trois Kỳ constituant le territoire du Vietnam, on recense 18,9 millions d'habitants (8,7 pour le Tonkin, 5,6 pour l'Annam et 4,6 pour la Cochinchine) ce qui correspond à 82 % de l'ensemble de la population indochinoise. À la même époque, le Cambodge compte trois millions d'habitants et le Laos un million, soit respectivement 13 et 4 % de la population totale. La population de Kouang-Tchéou-Wan se monte à environ 200 000 personnes[58].

Le dynamisme démographique dont font preuve les Vietnamiens les pousse à l'expansion dans l'ensemble de l'Indochine. Ils bénéficient en cela du soutien des Français, qui les considèrent, du fait de leurs habitudes industrieuses, comme des auxiliaires efficaces, garants de la bonne marche de l'économie. Au sein de l'appareil colonial, ils fournissent une grande partie de l'effectif des « cols blancs » indigènes[104]. Sous l'effet du surpeuplement mais aussi de la division du travail dans l'économie coloniale, des dizaines de milliers d'habitants du Tonkin et de l'Annam se déplacent à travers l'Indochine ; ils vont peupler les hautes terres du Tonkin ou le centre de l'Annam, et s'installent aussi en Cochinchine ou au Cambodge, mais également dans d'autres territoires français comme la Nouvelle-Calédonie ou les Nouvelles-Hébrides. En Cochinchine, la présence de plus en plus forte des Vietnamiens contribue à marginaliser les Khmers Krom — présents depuis plus longtemps, mais déjà devenus minoritaires avant l'arrivée des Français — avec pour résultat des affrontements ethniques dans les années 1920[104].

Les Chinois — Hoa du Viêt Nam, Chinois du Cambodge ou du Laos… — que l'on retrouve dans l'ensemble des régions de l'Indochine française et qui sont très présents dans les métiers de commerce, forment une composante non négligeable de cette mosaïque ethnique. Leur population — sans compter celle de Kouang-Tchéou-Wan — est estimée en 1940 à 326 000 personnes[105]. Du fait de leur rôle économique, les Chinois sont considérés comme faisant partie de la population « privilégiée »[93]. En majorité citadins, très présents dans l'artisanat et le commerce ainsi que dans les activités financières, voire dans l'usure, bien intégrés dans les sociétés locales, fréquemment métissés, les Chinois occupent une place importante dans la bourgeoisie indochinoise[106].

Outre les « Pondychériens », l'Indochine française compte également une population indienne venue des possessions britanniques, dont les ressortissants, très actifs dans le commerce, sont surnommés les « Malabars »[95].

Clivages sociaux[modifier | modifier le code]

Un homme asiatique en habit traditionnel, assis dans un pousse-pousse tiré par son conducteur, ce dernier étant torse nu. Un autre homme, vêtu d'un pagne, se tient debout derrière le véhicule.
Pousse-pousse à Hanoï, à la fin du XIXe siècle.

Déjà très inégalitaire avant l'arrivée des Français, la société indochinoise le demeure tout autant dans le contexte colonial, où la hiérarchie est déterminée par l'« appartenance raciale ». Les Européens occupent le sommet de l'échelle sociale[107], tandis que les indigènes sont maintenus dans des positions subalternes, aussi bien dans l'administration que dans les structures économiques[93]. Un mandarin de rang élevé est moins bien payé qu'un sous-brigadier des douanes français. Dans les entreprises, les salaires des Annamites sont, à compétences égales, toujours inférieurs à ceux des Français[92].

La société européenne, où les « administratifs » (fonctionnaires) et les « économiques » (colons) forment deux groupes hétérogènes, fonctionne de manière fermée ; l'essentiel des leviers de l'économie est détenue par quelques centaines de colons. Les militaires, moins privilégiés sur le plan financier au point de faire parfois figure de citoyens de seconde zone, sont parmi les Français ceux qui entretiennent les rapports les plus proches avec les indigènes[93].

Les communautés indigènes demeurent quant à elles marquées par les clivages, sociaux ou ethniques, qui existaient avant la colonisation. Les Khmers, les Lao ou les Cham, ainsi que les minorités, sont dominés par les Vietnamiens, et les hiérarchies sociales restent très présentes au sein des milieux autochtones. Ces clivages, loin d'avoir été effacés par l'arrivée des Français, sont au contraire intégrés par l'organisation coloniale, avec pour conséquence une complexité grandissante des sociétés indochinoises[107]. En Cochinchine, le régime de l'indigénat est instauré par un décret du [108]. La colonie indochinoise précède ainsi l'Algérie dans la formalisation de ce système. L'indigénat est ensuite partiellement aboli par un nouveau texte du , apparemment sous l'influence des partisans de l'assimilation des indigènes. S'il disparaît dans la région de Saïgon où les Européens sont nombreux, il reste cependant en vigueur dans certaines provinces, notamment celles dépourvues de tribunaux[109].

L'affaiblissement progressif, durant la colonisation, des structures traditionnelles villageoises, contribue à un creusement des inégalités dans les sociétés rurales. Alors que se constitue une classe de propriétaires fonciers indigènes — dont certains sont absentéistes mais dont la plupart s'impliquent dans la communauté et gèrent leurs fermiers de manière paternaliste — les paysans pauvres ont tendance à s'appauvrir encore, et sont particulièrement vulnérables aux accidents climatiques[110]. Les paysans annamites sont en majorité propriétaires, mais la plupart sont de tout petits exploitants ; il existe également, surtout en Cochinchine, une population de journaliers. Les agriculteurs modestes, victimes du climat ou de l'usure[106], basculent facilement dans la misère, ce qui entraîne des phénomènes d'émigration — organisée ou non — vers les mines, les villes, ou bien les plantations d'Indochine ou de Nouvelle-Calédonie. En Cochinchine, dont les sols sont plus fertiles et le climat plus clément, la paysannerie connaît de meilleures conditions de vie, ce qui pousse à l'émigration du Nord vers le Sud[110]. Les inégalités sociales n'en sont pas moins fortes dans la colonie sudiste, où 50 % des terres sont possédées par 2,5 % de la population tandis que 57 % des familles ne possèdent aucune terre[106].

Ces déplacements de population entraînent le développement, entre 1915 et 1930, d'un monde ouvrier indochinois — principalement vietnamien — dans les mines et les industries agraires ou manufacturières, auxquels s'ajoute le secteur des services. Sauf dans les grandes villes, les travailleurs restent attachés au monde rural, et partagent leur temps entre la rizière, l'usine et la mine, passant de l'une à l'autre en fonction des saisons. Les ouvriers indochinois, en majorité peu qualifiés, sont divisés entre cu nau (manœuvres) et ao xanh (ouvriers spécialisés, ou ayant reçu une formation minimale). Le passage du premier statut au second est très recherché, et nécessite souvent de verser une somme d'argent aux contremaîtres (cai). Outre les différences de statut et de salaire, la position au sein du monde ouvrier est déterminée en outre par l'appartenance ethnique, certaines entreprises opérant une distinction entre les travailleurs annamites et chinois[110].

Trois petites filles asiatiques d'une dizaine d'années, en habit traditionnel, portant des grands paniers remplis de fleurs.
Des marchandes de fleurs à Hanoï, vers le début du XXe siècle.

Dans le milieu des plantations, une différence existe également entre les travailleurs « libres », engagés pour une brève durée et qui peuvent consacrer du temps à leur lopin personnel, et les « contractuels », engagés pour trois ans. Ces derniers bénéficient d'un pécule de départ, de rations de nourriture et d'un logement, et sont protégés des licenciements comme des baisses de salaires. Cependant, leur situation est en réalité moins enviable que celle des « travailleurs libres » ; ils n'ont en effet pas la possibilité de changer d'employeur, sous peine de sanctions judiciaires sévères pour cause de « rupture de contrat »[110].

Le gouverneur général Merlin et sa femme en chaises à porteurs lors d'une visite à Yunnanfou en 1924.

Dans les villes, les travailleurs perçoivent des salaires généralement très modestes, et doivent fréquemment se contenter d'habitats rudimentaires ou précaires, dans des paillotes voire sur leur lieu de travail. La promiscuité dans les quartiers ouvriers des grandes villes entraîne une situation sanitaire souvent déplorable. À partir de 1937, les autorités tentent d'y remédier en lançant un programme de construction de HLM, dont bénéficient quelques dizaines de familles issues des couches supérieures du monde ouvrier, ou des employés des services publics. Les conditions de vie en milieu urbain s'accompagnent de nombreux problèmes sociaux comme la criminalité et la prostitution ; l'alcoolisme et l'opiomanie y sont fréquents[110]. Dans les chantiers du Tonkin, très insalubres, on observe au début du XXe siècle un taux de mortalité d'environ 25 % des ouvriers[111].

Les classes supérieures indigènes sont constituées d'une part du mandarinat traditionnel et héréditaire, sur lequel les Français continuent de s'appuyer, malgré la suppression en 1919 des examens traditionnels confucéens et son manque général de dynamisme ; d'autre part, d'une bourgeoisie qui émerge à la faveur du dynamisme économique colonial. Les propriétaires fonciers — principalement présents en Cochinchine — en fournissent la souche, mais une bourgeoisie d'affaires vietnamienne se développe également, bien que la crise économique mondiale des années 1930 vienne en freiner l'élan. Un « tiers état indochinois » se forme lentement, grâce notamment au développement de l'instruction ; ses membres sont cependant frustrés, dans leur désir de promotion sociale, par leurs rapports avec les Français qui continuent fréquemment de les considérer comme des subalternes[112].

Les indigènes, dont il est très rare qu'ils détiennent la nationalité française — 31 naturalisés seulement en 1925, et 300 en 1939[113] — sont, de manière générale, dans une situation d'infériorité qui favorise le mépris social, le racisme ou l'arbitraire. Le mot vietnamien nhaquê, qui signifie « campagnard », entre d'ailleurs dans la langue française où il devient un terme raciste désignant les Asiatiques (« niaquoué », équivalent de « bougnoule »). L'idée, largement partagée, de la « mission civilisatrice » de la France en Indochine contribue à ces clivages ; les hauts fonctionnaires français se montrent souvent méprisants à l'égard des monarques et aristocrates indigènes. La chronique rapporte de nombreux cas d'abus, de brutalités, voire de crimes, commis par des Français à l'encontre d'employés — coolies, paysans — ou de subordonnés vietnamiens, sans que la justice ne châtie ensuite les coupables[114]. Les travailleurs contractuels des plantations sont, dans les faits, prisonniers de leur lieu de travail, ce qui les laisse à la merci d'éventuelles brutalités de la part des contremaîtres ou de leurs supérieurs[110]. La violence et le despotisme ne sont cependant pas systématiques ni généralisés, la situation ne s'y prêtant pas : les colons se voient au contraire conseiller de bien traiter leur main-d'œuvre. Le gouverneur général Alexandre Varenne recommande ainsi de « traiter les Annamites avec des égards » tandis qu'Albert Sarraut, nommé ministre des Colonies, insiste sur la nécessité d'appliquer des décisions de justice équitables et d'éviter les « verdicts de race »[114].

Des Français entretiennent par ailleurs, à titre individuel, de bons rapports avec les populations locales. Un certain nombre d'entre eux formant des couples avec des femmes indigènes, la congaï (concubine ou épouse légitime asiatique d'un Européen ; à l'origine, le mot con gái signifie simplement « jeune femme » ou « jeune fille » en vietnamien) est une figure familière de l'Indochine française. Les unions de ce type, qui ne dérogent pas forcément à la logique des rapports coloniaux, sont courantes en Indochine[114], au point que dans la littérature coloniale française — où le thème des amours mixtes est fréquent — les femmes indochinoises occupent dans l'imaginaire érotique des auteurs une place bien plus grande que les femmes noires ou maghrébines. L'adjectif « encongaïé » apparaît même pour désigner les hommes blancs qui prennent des maîtresses indochinoises[115]. La fréquence des unions mixtes ne va pas sans susciter des oppositions chez ceux qui y voient une menace pour le prestige de l'administration coloniale : en 1901, le gouverneur général met ainsi officiellement en garde les fonctionnaires contre « les inconvénients que présente au point de vue de la dignité professionnelle la cohabitation avec des femmes indigènes »[108]. Cela ne les empêche pas de rentrer dans les mœurs et, avec le temps, il est de plus en plus fréquent qu'Européens et Asiatiques forment des couples, non plus illégitimes, mais légitimes[115]. La proportion d'unions mixtes dans les milieux français en arrive à représenter la majorité des mariages célébrés en 1940, à savoir 55 %, dont 48 % entre un homme blanc et une femme asiatique et 7 % pour le cas inverse qui est nettement plus rare sans être pour autant exceptionnel[98]. Les compagnes autochtones des Européens constituent souvent — le cas est notamment fréquent chez les militaires — des intermédiaires privilégiées avec les populations locales, dont elles peuvent exposer les problèmes et transmettre les doléances[116].

Les bonnes relations qui peuvent exister entre Européens et Asiatiques n'empêchent cependant pas les clivages socio-culturels de demeurer très présents ; dans leur grande majorité, Français et Indochinois vivent à l'écart les uns des autres[114]. Le développement de l'éducation en Indochine, et plus largement la politique de « collaboration franco-annamite », ne parviennent pas à réparer les injustices sociales. Pendant toute l'histoire de l'Indochine française, les disparités de traitement entre Européens et colonisés demeurent considérables, en dépit de l'amélioration du système éducatif au début du XXe siècle : il est en effet coutume de dire que le concierge corse de l'université de Hanoï est mieux payé qu'un Vietnamien agrégé[117]. Le poids économique et politique des colons contribue en outre à freiner les réformes jugées trop favorables aux indigènes. Albert Sarraut, pour avoir développé l'éducation chez les autochtones, essuie les critiques des milieux coloniaux et de leur presse[118]. Maurice Long, successeur de Sarraut, poursuit la politique de ce dernier mais il doit affronter une opposition renforcée de la part des colons et d'une frange de l'administration. En 1922-1923, le gouvernement général connaît en outre une période d'intérim, qui laisse les mains libres à l'administration et retarde encore toute éventuelle réforme. La nomination de Martial Merlin au poste de gouverneur général est ensuite perçue comme un retour en arrière en ce qui concerne les droits des indigènes[119].

Alexandre Varenne, nommé par le Cartel des gauches, considère pour sa part les classes supérieures autochtones comme « un tiers-état indochinois auquel il faudra donner sa place si nous voulons éviter qu'il ne la réclame »[117] ; son arrivée, en 1925, fait naître des espoirs chez les réformistes vietnamiens qui lui présentent alors un « Cahier de vœux annamites » rassemblant leurs doléances[120]. Varenne facilite l'entrée des indigènes dans la fonction publique et transforme les assemblées du Tonkin et de l'Annam en Chambres des représentants. Mais il échoue sur le long terme à imposer ses vues face aux colons et aux fonctionnaires conservateurs, qui finissent par obtenir son départ en 1928[119]. Les idées progressistes de certains Français favorisent cependant les échanges et les interactions culturelles avec la bourgeoisie vietnamienne, notamment dans les milieux de la franc-maçonnerie[114].

Bảo Đại faisant le pèlerinage aux Tombeaux des ancêtres de la Dynastie à Thanh-Hóa le 17e jour du 10e mois ().

Économie et infrastructures[modifier | modifier le code]

Agriculture, industrie et développement économique[modifier | modifier le code]

Un billet de banque portant la mention « une piastre », orné d'un dessin représentant une femme asiatique en habit traditionnel.
Billet d'une piastre émis par la Banque de l'Indochine.
Indochine en 1891 (Le Monde illustré)
1. Panorama du Lac-Kaï
2. Yun-nan, dans le gai of Hanoi
3. Rue remplies de Hanoi
4. Phase atterrissage à Hanoi

En Indochine, où l'État français et les entreprises jouent des rôles complémentaires dans l'exploitation des ressources[121], l'économie se développe pour l'essentiel autour de quatre secteurs : la riziculture et les autres cultures indigènes destinées à l'exportation ; l'équipement de base et les infrastructures ; les industries et agro-industries ; et enfin, le commerce extérieur. La colonisation économique se déroule cependant sans plan précis, de manière anarchique : elle connaît dans son développement de nombreux échecs et tentatives avortées, comme la culture du ver à soie qui ne parvient jamais à être compétitive par rapport à la soie chinoise[122].

Photographie montrant des hommes et des femmes asiatiques portant des paniers.
Un marché à Hanoï (début du XXe siècle).

Entre 1860 et les premières années du XXe siècle, le principal support du développement colonial est la culture du riz en Cochinchine. Les rendements figurent cependant à l'époque parmi les plus bas d'Asie. Le développement de l'économie latifundiaire favorise néanmoins la construction des canaux, d'abord permis par le recours à la corvée[123]. À partir de 1893, la mécanisation et les grands programmes quinquennaux ou décennaux permettent d'accélérer leur creusement[124]. Entre 1893 et 1930, 35 000 hectares de terres marécageuses sont mis en culture. En Cochinchine, l'augmentation est de 421 %, passant de 552 000 hectares cultivés au début du siècle à plus de deux millions en 1929[125]. Entre 1869 et 1946, les surfaces cultivables de la Cochinchine sont multipliées par 21. Un grand capitalisme terrien se développe dans le Sud dans l'Indochine, en partie français, mais en majorité vietnamien[123]. Au XXe siècle, 300 000 hectares de rizières sont possédés par des Français qui les confient à des métayers, mais la majorité des nouvelles terres sont achetées par des notables cochinchinois. Une bourgeoisie vietnamienne vivant de la rente foncière se forme à cette époque[124].

Photographie en plan éloigné, montrant un paysage où l'on aperçoit des hommes, coiffés de « chapeaux chinois », en train de travailler.
Une mine d'étain au Tonkin.

L'époque de Doumer marque le début d'une vraie mise en valeur économique de l'Indochine, avec notamment l'ordonnance de 1898 autorisant l'administration française à percevoir les impôts. Les premières mesures de Doumer, qui portent sur l'adoption d'un programme de travaux publics, nécessitent un emprunt de 200 millions de francs-or émis en métropole, qui vient s'ajouter à un premier emprunt de 80 millions, émis en 1896. Comme escompté, ces emprunts entraînent un afflux d'investissements privés en Indochine[126]. À partir des années 1890, l'économie indochinoise s'industrialise, avec notamment le développement du secteur minier et l'exploitation du bassin houiller du Tonkin, qui bénéficie d'un exceptionnel gisement d'anthracite. Le développement des importations par le Japon et la Chine permet à l'Indochine de devenir, dès le début du XXe siècle, le principal exportateur de charbon en Extrême-Orient, après la Mandchourie. Vers la même époque se développe l'exploitation des minerais de la haute région du Tonkin, qui entraîne pendant l'entre-deux-guerres une véritable « fièvre de prospection » : les minerais et les métaux prennent une place importante dans les exportations de l'Indochine. Les industries de transformation (textiles, brasseries, cigarettes, distilleries — sous le monopole de la Société française des distilleries de l'Indochine de 1903 à 1933 —, cimenteries…) se développent également mais, sous la pression des industries de Métropole qui en craignent la concurrence, elles doivent se tourner vers les marchés asiatiques ou sur des secteurs particuliers de l'économie métropolitaine. L'industrie textile — notamment cotonnière — est dynamique : au Tonkin et en Cochinchine, le secteur du coton emploie des dizaines de milliers de personnes. L'urbanisation et la politique d'équipement favorisent la naissance d'industries comme les centrales électriques, les chantiers navals, les verreries ou les manufactures de porcelaines. L'Indochine dispose également d'une industrie de consommation qui produit entre autres de l'alcool, des huiles et des savons[127].

En dépit du développement de son économie et de la modernisation de ses infrastructures, l'Indochine ne bénéficie pas d'un effort comparable pour améliorer le sort de populations locales. La pression fiscale demeure très importante[128] et les taxes ont même tendance à se multiplier pour soutenir la politique de grands travaux. À cela s'ajoute le recours à la corvée pour les chantiers, qui contribue au mécontentement populaire[129]. En outre, dans les années 1910, malgré l'importance des réalisations de Doumer, l'économie de l'Indochine française demeure moins dynamique que celles des possessions britanniques et néerlandaises en Asie[130].

Un ensemble d'arbres.
Des herbes hautes, avec une montagne en arrière-plan.
Photos contemporaines d'une plantation d'hévéas et d'une rizière au Viêt Nam.

Il faut attendre l'entre-deux-guerres, pendant les années 1920, pour que l'Indochine bénéficie d'un nouvel essor économique, principalement grâce aux secteurs du riz, du caoutchouc et du charbon[131]. L'important développement qu'elle connaît à l'époque contribue à son surnom de « perle de l'Empire »[124].

Le secteur des plantations connaît alors un « boom », à la faveur notamment d'une politique de concessions agricoles lancée au Tonkin et en Annam par le gouverneur général Jean-Marie de Lanessan. Plus de 400 000 hectares sont mis en valeur entre 1926 et 1937. La culture du café et celle du thé se développent au Tonkin et en Annam[132]. C'est cependant au secteur du caoutchouc que l'économie de plantation indochinoise doit sa plus grande réussite. Les premiers essais d'acclimatation d'hévéa ont lieu en Cochinchine en 1897. L'implantation de cette culture en Indochine, d'abord progressive, connaît une très importante accélération entre 1926 et 1930 : les surfaces plantées passent de 18 000 hectares en 1925 à 78 620 en 1929. La grande plantation capitaliste domine le secteur, et 68 % de la surface appartient à des sociétés contrôlées par des holdings métropolitaines. En 1944, les groupes Rivaud-Hallet, Michelin et Banque de l'Indochine détiennent les deux tiers des plantations cultivées[132].

Le capitalisme colonial indochinois est marqué par la forte présence des groupes industriels, agro-industriels, et financiers français. Outre les entreprises minières comme la Société des charbonnages du Tonkin ou la Compagnie minière et métallurgique de l'Indochine, de nombreux groupes de Métropole ont des filiales et des intérêts en Indochine, à l'image de Michelin, concessionnaire à partir de 1928 de trois plantations d'hévéas. Rivaud-Hallet est l'un des principaux groupes de plantations dans le monde : outre l'Indochine française, il est présent en Malaisie britannique et aux Indes orientales néerlandaises. Les capitaux chinois et indiens sont également présents en Indochine, quoique de manière difficilement quantifiable. Les Chinois — dont l'immigration en Indochine augmente nettement au début du XXe siècle — et les Indiens dominent le prêt foncier, le commerce, et la transformation du maïs et de la soie, ainsi que de nombreux produits de cueillette comme le paddy. Les banquiers indiens, pratiquant l'usure, font d'importants investissements en Indochine dans les années 1930[133].

C'est à la Cochinchine et au Tonkin que l'Indochine doit l'essentiel du dynamisme de son économie. Le Tonkin compte des entreprises forestières, de nombreuses filatures et verreries et usines de ciment, ainsi que des mines d'étain, de plomb, de zinc et de tungstène. La Cochinchine, outre ses rizières et ses plantations de caoutchouc, produit aussi du tabac et du sucre[134]. L'Annam, éloigné des voies commerciales et où les conditions géographiques et climatiques sont difficiles, est le territoire vietnamien le moins développé : la colonisation agricole n'y débute réellement qu'à partir de 1927, et l'économie repose principalement sur le thé et le café[93],[135],[94]. Il s'agit là d'une inversion de la situation économique pré-coloniale, où la région centrale était au contraire la plus dynamique : cette répartition des centres d'activité conduit à la représentation traditionnelle de l'Indochine sous forme de deux sacs de riz, symbolisant la Cochinchine et le Tonkin, reliés par un bâton qui symbolise l'Annam[136].

Un ensemble de cahutes en pailles, devant lesquelles sont assises des personnes autour de marchandises. Des personnes, debout, circulent entre les cahutes. On aperçoit deux hommes blancs, coiffés de casques coloniaux.
Un marché à Luang Prabang.

À l'inverse du Vietnam colonial, les protectorats du Cambodge et du Laos sont négligés sur le plan économique : ils accusent, par rapport aux hautes terres et aux deltas vietnamiens, un retard de développement nettement plus important que celui de l'Annam. Au Cambodge, l'économie gravite surtout autour du commerce du riz, du maïs, du poisson, du poivre et du bétail. Les colons n'y sont que quelques dizaines avant l'apparition vers 1920 des plantations d'hévéas, et les industries (une filature de soie, une rizerie, une distillerie…) y sont rares. Le Laos compte des mines d'étain et des plantations mais demeure, pour l'essentiel, confiné dans une économie de traite rudimentaire, fondée sur l'échange du bétail et des produits de la cueillette[137]. Les quelque 6 000 ouvriers travaillant dans les mines laotiennes — qui représentent l'unique industrie de ce protectorat — sont d'ailleurs vietnamiens[138].

L'économie de Kouang-Tchéou-Wan, dont les Français avaient un temps imaginé faire un nouvel Hong Kong, est également peu développée. Le trafic dans le port de Fort-Bayard (aujourd'hui la ville-préfecture de Zhanjiang) est très inférieur à ce qu'en espérait la France, son emplacement étant beaucoup trop excentré par rapport aux grands courants commerciaux maritimes[45]. L'industrie est peu importante dans ce territoire à bail, dont la population vit pour l'essentiel de l'agriculture (riz, patates, canne à sucre…) et de la pêche. Le commerce à Kouang-Tchéou-Wan est principalement contrôlé par des firmes chinoises, qui s'y installent volontiers en raison de sa tranquillité[139]. Par ailleurs, Kouang-Tchéou-Wan se distingue en étant, dans le golfe du Tonkin, la principale plaque tournante du commerce illicite de l'opium en direction de la Chine et de Hong Kong[140].

L'Indochine a d'importants échanges extérieurs : la Cochinchine est notamment le principal fournisseur de riz de la Chine du Sud, où elle exporte également de nombreux articles traditionnels (parapluies, faïences, tissus de soie, objets de culte…). Les exportations de produits comme le caoutchouc, le poisson, l'étain, le riz cochinchinois ou le bétail cambodgien vers la Chine, le Japon, les Philippines, Singapour ou les États-Unis permettent à l'Indochine de s'insérer durablement dans le commerce international[133]. Pendant la période faste des années 1920, l'Indochine devient le troisième, et parfois le deuxième exportateur de riz au monde, devant la Birmanie et le Siam[131].

Dans l'ensemble, le dynamisme économique de l'Indochine — grâce entre autres à la faiblesse des salaires locaux — en fait une « terre de profits », génératrice d'une considérable accumulation de capital[133]. Du point de vue industriel, l'Indochine est la première des colonies françaises[141]. La capitalisation boursière des sociétés indochinoises est très élevée et permet de dégager des plus-values considérables. Les excédents commerciaux sont importants, et la balance commerciale de l'Indochine française est constamment bénéficiaire de 1891 à 1945, à l'exception de quelques brèves périodes. Ses rapports économiques avec la Métropole sont cependant particuliers : si les échanges de l'Indochine avec le reste du monde sont bénéficiaires, ceux avec la Métropole sont structurellement déficitaires, le système colonial la plaçant dans une situation d'infériorité systématique. L'Indochine est contrainte d'accorder une place privilégiée à des produits en provenance de France (métaux, tissus, biens d'équipement…) qu'elle pourrait acheter moins cher ailleurs. Principal marché colonial de la France après l'Algérie, l'Indochine est un client important de la Métropole, dont elle absorbe 3,1 % des exportations totales et à laquelle elle fournit 4,1 % de ses importations. Cela contribue à faire de cette colonie largement bénéficiaire une pièce maîtresse de l'économie française[133].

Malgré ce développement, l'économie indochinoise demeure très inégalitaire : les chefs d'entreprises vietnamiens ne possèdent que de petites sociétés, dont aucune n'emploie plus de 200 ouvriers[141]. La progression de la bourgeoisie d'affaires vietnamienne est réelle, mais très lente : dans les années 1940, une majorité de chefs d'entreprise sont vietnamiens, mais il y a davantage de société franco-vietnamiennes qu'intégralement vietnamiennes[142]. La situation économique procure du travail aux paysans vietnamiens, mais elle est loin de leur garantir à tous la prospérité ; le fermage demeure le mode d'exploitation le plus répandu[131]. Le Gouvernement général — dont une grande partie des ressources est constituée par les droits de douane — taxe lourdement des produits essentiels comme le sel ou l'alcool de riz. Il retire également d'importants bénéfices de la vente d'opium, pourtant interdite en Métropole. Les produits étrangers sont fortement taxés, ce qui entraîne des phénomènes de vie chère[143].

Le rôle de la Banque de l'Indochine[modifier | modifier le code]

Photographie d'une pièce de monnaie ancienne, portant les mentions « Indochine française » et « Piastre de commerce ».
Une piastre indochinoise.

L'économie de l'Indochine française est, par ailleurs, marquée par la situation de quasi-monopole bancaire du grand capitalisme de Métropole, qui se coalise au sein de la Banque de l'Indochine (BIC). Cet établissement naît en 1875 de l'initiative de deux grandes banques privées, le Crédit industriel et commercial et le Comptoir d'escompte de Paris, qui cherchent dès le début de la conquête à développer des agences le long des filières commerciales de l'Extrême-Orient. Les deux banques s'allient pour former un établissement financier asiatique pouvant assumer le financement de l'économie coloniale alors en construction ; la Banque de l'Indochine reçoit ensuite des capitaux de Paribas, de la Société générale et du Crédit lyonnais. Tout en demeurant un établissement privé, la Banque de l'Indochine se voit octroyer des fonctions de banque d'émission et de banque centrale, avec des prérogatives inhabituellement larges, dont le monopole de l'émission de la monnaie, le contrôle du taux d'escompte et celui du taux de change. Traitant d'égal à égal avec le Gouvernement général, ne devant aucune redevance à l'État, la Banque d'Indochine dispose d'une puissance considérable, grâce notamment à ses appuis dans les milieux politiques. Jusqu'en 1931, l'État n'est représenté dans son conseil d'administration que par un commissaire du gouvernement, qui n'a pas de droit de veto. La Banque de l'Indochine devient l'un des principaux réseaux bancaires française à l'étranger : banque de la Cochinchine et de l'Inde jusqu'en 1887, elle étend ensuite son action à la Nouvelle-Calédonie, puis au reste de l'Indochine, à Hong Kong, à la Chine, au Siam, à Singapour, et jusqu'à Djibouti[144].

Ce n'est que dans les années 1920 que les rapports entre la Banque et l'État français se dégradent, à la suite de projets interventionnistes du gouvernement. Une convention du , confirmée par une loi du , donne à l'État le contrôle de 20 % du capital de la Banque de l'Indochine, le pouvoir de nomination de 30 % des administrateurs et du président, ainsi que le droit à une redevance. Dans les faits, les rapports entre la Banque et l'État sont simplement aménagés ; le directeur reste nommé par le conseil et le pouvoir des grands capitalistes français dirigeants de l'établissement demeure intact. La Banque de l'Indochine fonctionne à la manière d'une « organisation oligarchique » où les grandes banques demeurent, dans les faits, toutes-puissantes[144].

Avant l'arrivée des Français, les monnaies ayant cours au Vietnam sont les sapèques chinoises[145] ; le Cambodge utilise la même monnaie que le Siam, le tical, qui est remplacé en 1875 par le franc cambodgien. En 1886, la Banque de l'Indochine est autorisée à émettre une piastre française, la piastre de commerce (dite piastre indochinoise), dont la frappe est subordonnées à l'autorisation du Gouvernement général et qui constitue désormais la principale unité monétaire de la colonie, remplaçant le franc cambodgien. Les sapèques de cuivre et de zinc demeurent cependant en circulation. Par la suite, des tentatives d'importer le franc français en Indochine échouent du fait de la spéculation[146].

En 1902, les sapèques sont rattachées à la piastre, toujours émise par la Banque de l'Indochine. Elles sont démonétisées en 1914, mais demeurent cependant utilisées au-delà de 1939 dans les campagnes de l'Annam et du Tonkin. Jusqu'en 1929, le problème consiste à stabiliser le cours de la piastre, du fait des perturbations du régime de l'étalon-argent. La piastre pâtit notamment de la dévaluation du franc en 1928 ; les taux de change-francs de la piastre s'effondrent, ce qui remet à l'ordre du jour la question d'une réforme monétaire en Indochine. Un décret pris le adopte le régime de l'étalon-or, afin de faciliter les échanges avec la métropole ; la piastre est alignée sur le franc, sur une base de 10 francs pour une piastre[146],[145].

Outre son rôle dans l'émission de devises, la Banque de l'Indochine détient des participations dans diverses entreprises, dont la plus importante est la Compagnie française des chemins de fer de l'Indochine et du Yunnan, qu'elle fonde en 1901 avec la Société générale et le CNEP. Son portefeuille titres, longtemps limité à quelques grandes affaires, s'étoffe à partir des années 1920, et notamment après la crise de 1929 qui favorise les restructurations des entreprises indochinoises[133].

Infrastructures, transports et communications[modifier | modifier le code]

Photo ancienne d'une locomotive à l'arrêt, dans laquelle se trouve un groupe de personnes, dont de nombreux hommes coiffés de casques coloniaux.
Inauguration du train Saïgon-Cholon en 1881.
Vue éloignée d'un grand pont métallique passant au-dessus d'un fleuve.
Le pont Paul-Doumer (aujourd'hui pont Long Biên).

La colonisation de l'Indochine s'accompagne d'une politique de grands travaux, qui se poursuit jusqu'aux années 1930, en vue de bâtir une infrastructure de transports moderne. La batellerie à vapeur est développée, notamment en Cochinchine. La batellerie traditionnelle n'est cependant pas éliminée : le cabotage indigène continue de représenter, en 1936-1937, le tiers en tonnage du trafic maritime. Des lignes de chaloupes à moteur sont très rapidement ouvertes[147].

Sous la mandature de Paul Doumer, des grands travaux sont lancés pour développer l'équipement ferroviaire, à la fois comme un instrument de pénétration impérialiste en Chine, mais aussi pour désenclaver les économies de l'Indochine. En 1942, l'Indochine compte 2 767 kilomètres de voies ferrées, auxquels s'ajoutent les 464 kilomètres de la ligne du Yunnan. La plupart des lignes sont l'œuvre de la Compagnie des chemins de fer du Yunnan, très généreusement subventionnée par le budget de l'Indochine. Sa principale réalisation est le Transindochinois, ouvert par tronçons successifs entre 1905 et 1936[144]. La première locomotive atteint Yunnanfou en 1910 ; le chantier, laborieux en raison des difficultés du terrain pour parvenir à la Chine, coûte la vie à 12 000 coolies et 80 ingénieurs français[53]. Une fois achevée, cette ligne permet de se rendre en train de Saïgon jusqu'en Chine du Sud, en passant par Hué et Hanoï[148]. Au Cambodge, 500 kilomètres de chemin de fer relient en 1932 Phnom Penh et Battambang[149]. Le Laos est par contre en retard, et ne possède toujours aucune voie ferrée dans les années 1930[138].

Bien qu'incomplet — un projet de ligne entre Saïgon et Phnom Penh, notamment, ne voit jamais le jour — et financièrement décevant, ce développement du chemin de fer en Indochine renforce la cohésion de l'économie de la colonie. Elle contribue également — car très utilisée par les indigènes — à unifier l'espace national, notamment dans le cas du Vietnam[144].

Vue d'un grand pont métallique passant au-dessus d'un fleuve.
Le pont Trang Tien (anciennement pont Thành Thái, puis pont Clemenceau) à Hué.

En 1911 est lancé un programme routier cohérent, destiné à débloquer le Laos et les hauts plateaux vietnamiens. En 1918, le réseau routier est réorganisé et divisé entre routes locales, à la charge des différents territoires, et routes coloniales (RC), à la charge du budget général. Les principaux éléments de ces voies de communication sont la RC 1, qui relie Hanoï à la frontière du Siam, un réseau très dense de routes et de digues des delta du fleuve Rouge et du Mékong, ainsi que différents axes de pénétration au Nord, en direction du Laos, et au Sud-Annam[147]. Au Cambodge, 9 000 kilomètres de routes asphaltées et de chemins de gravier y sont construits entre 1900 et 1930, grâce aux travaux de corvée[149]. Là aussi, le Laos continue à souffrir d'un certain retard, et ne dispose dans les années 1930 que de 28 kilomètres de route asphaltée ; une route est cependant construite pour le relier à la côte annamite en traversant le Mékong[138]. En 1943, l'Indochine française dispose de l'un des meilleurs réseaux routiers d'Extrême-Orient : elle compte alors 32 000 kilomètres empierrés et 5 700 asphaltés, ainsi qu'un parc automobile de 18 000 véhicules, pour un trafic de 40 à 50 millions de voyageurs[147]. Malgré son caractère inégal selon les pays, le développement des routes facilite les déplacements de tous les habitants, qui profitent notamment des transports en autocars[149]. Kouang-Tchéou-Wan dispose dans les années 1920 de 116 kilomètres de routes, dont 64 empierrées ; ses liaisons avec Haïphong, Hong Kong, Macao ou Canton sont assurées par des jonques ou des navires à vapeur[139].

L'Indochine bénéficie en outre du développement de deux grands ports, celui de Haïphong et surtout celui de Saïgon, qui contribuent de manière considérable au dynamisme de son économie. Haïphong est le grand débouché sur le Yunnan : le trafic y est de 1,2 million de tonnes en 1937. Saïgon tient un rôle important dans le commerce — européen et chinois — en Extrême-Orient, notamment en ce qui concerne la circulation du riz, des poivres et des produits en provenance d'Europe[147].

L'aéronautique se développe également en Indochine : le premier avion arrive en 1910, puis un arrêté de 1917 prescrit la création d'une escadrille d'aviation au Tonkin. Des liaisons aériennes entre Hanoï et Saïgon sont assurées à partir de [150].

Outre les transports, l'administration coloniale s'emploie à moderniser les infrastructures. Peu de « villes nouvelles » sont construites — Haïphong faisant figure d'exception — mais les agglomérations anciennes reçoivent un équipement moderne, en particulier Hanoï et Saïgon. Vers la fin de l'entre-deux-guerres, un effort supplémentaire est fourni pour améliorer les infrastructures afin de relancer l'économie, quitte à endetter l'Indochine[148]. De nombreux ponts sont construits, le plus impressionnant étant sans doute celui sur le Fleuve Rouge, dont les plans sont conçus par Gustave Eiffel, et qui est plus tard baptisé pont Paul-Doumer : cet ouvrage est l'un des symboles du lancement de la politique de grands travaux du gouverneur général. Doumer inaugure également, en 1902, le pont Thành Thái de Hué, une construction de 400 mètres de long[53].

Le télégraphe sans fil, plus rapide que la télécommunication par câbles sous-marins, fonctionne à partir de 1904[151], et la radioélectricité à partir de 1921[152].

Évolutions sociales et culturelles[modifier | modifier le code]

Santé[modifier | modifier le code]

Dès les premiers temps de la colonisation, les Français s'emploient à améliorer les conditions sanitaires. De nombreux hôpitaux, dispensaires et infirmeries sont créés[148], et des campagnes de vaccination massives, qui permettent de réduire radicalement les effets des épidémies. Dès 1871, la vaccination antivariolique est rendue théoriquement obligatoire en Cochinchine pour tous les Asiatiques. La vaccination de masse, prise en charge par les médecins de la Marine, commence en 1878. En 1908, l'obligation de vaccination est étendue au reste de l'Indochine. La pratique médicale moderne, la prophylaxie de masse et les préoccupations hygiénistes sont progressivement introduites. Les bactériologistes français font progresser la connaissance et l'enseignement de la médecine en Indochine. Alexandre Yersin, membre de l'Institut Pasteur, mène ainsi des recherches pour lutter contre la peste. L'Institut Pasteur de Saïgon est fondé en 1891 par Albert Calmette et celui de Nha Trang quatre ans plus tard par Yersin. En 1902, Yersin crée à la demande du gouverneur général l'École de médecine de Hanoï ; une infrastructure médicale de base se met progressivement en place[153]. Grâce au soutien de Doumer, Yersin crée également un sanatorium autour duquel se forme la ville de Dalat (Đà Lạt), qui devient la principale station climatique indochinoise. Paul Beau, successeur de Doumer, conscient de l'insuffisance des efforts fournis jusque-là en matière sanitaire, fait construire un hôpital indigène à Hanoï et développe la formation des praticiens[128]. En 1939, l'Indochine compte 367 médecins dont 216 indigènes, 3 623 infirmiers et sages-femmes, et 760 accoucheuses rurales (ba mu). Ce personnel contribue à enrayer les pandémies et à la lutte contre le paludisme[153].

La peste, qui frappait encore les différents pays indochinois en 1906-1908, est peu à peu circonscrite, et ne frappe plus qu'épisodiquement au Tonkin dans les années 1920. Les progrès de la médecine ne permettent cependant pas d'enrayer toutes les maladies : une partie de la population rurale échappe toujours à la vaccination censément obligatoire contre la variole (41,6 % de la population est vaccinée vers 1930), qui continue à sévir. De graves épidémies de choléra continuent par ailleurs de se déclarer, en 1926-1927 au Tonkin et en Annam, et de 1926 à 1931 en Cochinchine et au Cambodge : au moins 55 000 personnes succombent au choléra durant cette période, et la maladie se déclare toujours sporadiquement, malgré d'intenses campagnes de vaccination[153]. Les quartiers ouvriers des villes sont particulièrement insalubres, et les habitants y sont facilement les proies du choléra, de la peste, de la malaria ou de la tuberculose[154].

La mortalité infantile reste très forte, même pendant la période de grande croissance démographique de l'entre-deux-guerres — en 1930, près d'un enfant sur deux meurt avant l'âge de quinze ans au Sud-Annam et à Hanoï — mais l'amélioration des soins parvient à la faire régresser, au moins localement[155]. Les seules statistiques fiables dont on dispose sur ce point concernent les grandes agglomérations : à Saïgon, la mortalité infantile tombe de 44 % en 1925 à 19 % en 1938[148].

Enseignement[modifier | modifier le code]

En dépit d'un slogan anticolonialiste selon lequel la France avait construit en Indochine « plus de prisons que d'écoles », la présence coloniale s'accompagne d'un effort non négligeable pour répandre l'enseignement. De 1860 à 1917, la colonisation s'accompagne cependant d'une incertitude sur le système scolaire qui conviendrait à l'Indochine[156]. La colonie de Cochinchine est le théâtre des premières expérimentations : pendant la période du gouvernement militaire de la colonie, les amiraux laissent d'abord péricliter l'enseignement traditionnel, tout en imposant le quốc ngữ dans l'administration. Ils délèguent ensuite l'essentiel des tâches scolaires aux missions catholiques : ce n'est que le , près de vingt ans après le début de la conquête, que le service de l'instruction publique est organisé dans la colonie. Le Lycée Chasseloup-Laubat de Saïgon est créé dans les années 1870, de même que plusieurs écoles primaires. L'enseignement public français coexiste, non sans tensions, avec celui des missions — qui privilégient l'apprentissage du latin et du quốc ngữ, tandis que le français est négligé — et avec l'enseignement traditionnel confucéen qui continue d'être dispensé au Sud. Le chinois est en outre toujours enseigné dans certains établissements rattachés au système éducatif colonial. On dispose, sur cette période, de peu de chiffres fiables sur l'enseignement en Cochinchine : les premières statistiques officielles, qui datent de 1899, évoquent un effectif de 23 617 élèves en Cochinchine, tous établissements scolaires confondus. Dans les premiers temps de la colonisation, les écoles françaises attirent notamment des indigènes de condition modeste auxquels l'apprentissage du français offre une possibilité d'intégrer l'administration, donc de promotion sociale[157].

La Cochinchine sert à tous égards de « laboratoire » avec la création, en 1879, de l'enseignement franco-indigène, qui prend modèle sur l'école publique française. Des écoles modernes sont rapidement créées dans les protectorats, mais l'enseignement traditionnel demeure en vigueur en Annam et au Tonkin[156]. Entre 1870 et 1890, les amiraux gouverneurs tentent par ailleurs d'imposer la langue française à marche forcée en Cochinchine, mais sans succès[158]. Ce n'est que dans les années 1890 que les Français, jusque-là imbus de la « supériorité » de leur propre civilisation, commencent à réfléchir à un enseignement qui tiendrait compte des cultures des différents pays indochinois[156].

Vue éloignée d'un grand bâtiment à trois étages, entouré d'arbres.
Le collège catholique de jeunes filles construit en 1937 à Hanoï, devenu plus tard le musée des Beaux-Arts du Viêt Nam.

Comme pour les services de santé, le gouverneur général Paul Beau apporte une impulsion décisive au développement de l'éducation des indigènes[128]. C'est sous sa mandature (1902-1908) que l'enseignement franco-indigène est généralisé : il est créé en 1904 au Tonkin, en 1906 au Cambodge, et en 1906 en Annam et au Laos. Sous l'impulsion des loges maçonniques d'Indochine et de Métropole, Beau crée en 1905 le Conseil de perfectionnement de l'enseignement indigène et, le de l'année suivante, promulgue une réforme qui fait du quốc ngữ le support écrit de l'enseignement vietnamien[159]. Les idéogrammes, relégués au rang d'objet d'études, déclinent rapidement. Des notions élémentaires de français sont introduits à tous les degrés de l'enseignement. En 1907, Beau crée l'université de Hanoï ; celle-ci n'accueille cependant que peu d'étudiants et est fermée au bout d'un an, en raison des nouveaux soulèvements nationalistes. Ce n'est qu'en 1917 qu'elle est rouverte, une fois réorganisée. L'université indochinoise, où sont enseignés entre autres la médecine, la pharmacie, le commerce, les finances, le droit, l'administration et les beaux-arts, s'affirme alors comme un lieu de formation des cadres administratifs indigènes. Les étudiants y sont en majorité vietnamiens et français, avec quelques Khmers et Lao[156].

Vers la fin de la Première Guerre mondiale, une nouvelle réforme de l'enseignement vise à généraliser l'apprentissage du français, qui doit avoir un rôle de langue véhiculaire et dont la maîtrise est indispensable pour accéder aux études supérieures. Le règlement de 1917 prévoit de l'enseigner dès la première année de l'école élémentaire — école de village — mais du fait du manque de moyens, l'initiation à la langue française est renvoyée, dès 1924, à la 3e année du cycle. Le français est enseigné de manière obligatoire à partir du primaire dans les écoles franco-indigènes[158].

Carte postale représentant une vue éloignée d'un grand bâtiment de forme carrée.
Le lycée Marie-Curie de Saïgon (1918).

L'enseignement moderne s'implante avec un certain succès dans les capitales et les villes, mais il a plus de difficultés à pénétrer dans les campagnes, où les écoles communales n'existent parfois que sur le papier. Les concours littéraires traditionnels, destinés au recrutement des mandarins en fonction de leur connaissance des valeurs confucéennes, subissent la concurrence des nouvelles filières scolaires. Peu à peu dévalorisés en tant que voies de promotion sociale, ils attirent de moins en moins de candidats et finissent par disparaître : le dernier concours triennal est organisé à Hué en 1919. L'adoption du quốc ngữ et la disparition des concours séparent l'élite dirigeante vietnamienne des références d'origine chinoise, et plus largement de la culture confucéenne. Les écoles officielles du gouvernement de l'Annam sont elles aussi supprimées en 1919 et remplacées par les écoles franco-indigènes dépendant du protectorat[156].

Le système scolaire est notamment développé sous l'impulsion du gouverneur général Albert Sarraut, qui se fait pendant ses deux mandats le champion de l'instruction et de la méritocratie républicaine[118]. Le règlement général de l'instruction publique, adopté le , constitue la « charte » de l'enseignement indochinois. L'instruction n'a pas pour base l'école française, qui est rarement accessible aux jeunes colonisés, mais l'enseignement franco-indigène, dont les finalités, clairement exposées dans le règlement général, sont d'apporter jusque dans les villages des savoirs écrits aux contenus contrôlés, de diffuser des connaissances modernes minimales, et enfin d'adapter les élites indigènes aux fonctions qui leur reviennent dans le système colonial[160].

Malgré des difficultés persistantes pour faire progresser l'enseignement dans les campagnes, les effectifs scolaires augmentent de façon constante à partir de 1930. La priorité est données à l'enseignement primaire, prolongé par deux filières plus sélectives, le primaire supérieur et le secondaire « local », lequel débouche sur un baccalauréat également « local ». Seule une minorité très réduite d'élèves indigènes accède à l'université. Si le système crée bien une élite moderne en Indochine, celle-ci a des effectifs très minces et est essentiellement issue de l'enseignement primaire ; le développement de la scolarité en Indochine permet notamment de former de nombreux fonctionnaires subalternes. En 1930, 34 371 candidats sont reçus au certificat d'études élémentaires indigènes — dont 16 933 avec la mention « français » — et 4 379 au certificat d'études primaires franco-indigènes. Ils ne sont cependant, cette année-là, que 648 à obtenir le diplôme d'études primaires supérieures franco-indigènes et 75 le « baccalauréat local ». Le développement de l'enseignement primaire supérieur a cependant un rôle important pour garantir l'ascension sociale des colonisés ; il contribue à créer une petite bourgeoisie indigène — essentiellement vietnamienne — de fonctionnaires et d'employés, mais aussi, dans les années 1930, de « révolutionnaires professionnels ». L'enseignement secondaire joue un rôle analogue et permet l'émergence de professions libérales dans la population locale[160].

Les écoles publiques sont doublées d'établissements privés — catholiques ou laïques — dont l'existence est antérieure et le nombre plus important. Le nombre d'élèves de l'enseignement public au Vietnam dans le primaire s'élève de 126 000 en 1920 à plus de 700 000 en 1943-1944. Dans le secondaire, de 121 en 1919, leur nombre atteint 6 550 en 1943-1944. Au Cambodge, 15 700 enfants sont scolarisés dans le primaire public en 1930 ; ils sont 32 000 en 1945. C'est également au Cambodge que l'instituteur français Louis Manipoud réforme avec succès les écoles de pagodes (bouddhiques) en introduisant des matières modernes dans le cursus traditionnel ; ces écoles rénovées accueillent 38 000 élèves en 1939 et 53 000 en 1945. Toutefois, les campagnes ne sont pas — sauf en Cochinchine — dotées d'un réseau scolaire serré : en 1942, 731 000 enfants seulement sont scolarisés sur une population totale de 24,6 millions. En 1940, le groupe des diplômés de l'enseignement supérieur ou spécialisé est évalué à 5 000 personnes. L'université indochinoise connaît, elle aussi, un accroissement d'effectifs (de 457 en 1938-1939, le nombre d'étudiants atteint 1 575 en 1943-1944). On peut y ajouter les fonctionnaires (16 941 en 1941-1942), les enseignants (16 000 en 1941-1942), tous issus de l'enseignement primaire supérieur ou secondaire, ou de l'université[161].

L'enseignement se diffuse cependant beaucoup plus vite dans les trois pays vietnamiens qu'au Cambodge et au Laos, surtout en ce qui concerne le secondaire. Ce n'est qu'en 1930 que des étudiants cambodgiens — issus de l'élite, puisqu'il s'agit de deux princes et de quatre futurs ministres — obtiennent leur diplôme d'un lycée français de Saïgon. Il faut attendre 1936 pour que soit ouvert à Phnom Penh le lycée Sisowath[162], où les élèves vietnamiens sont en outre aussi nombreux, sinon plus, que les Khmers[163]. Trois ans plus tard, on ne compte encore qu'une demi-douzaine de bacheliers au lycée Sisowath, et une douzaine seulement de Cambodgiens suivent des études universitaires à l'étranger. Cependant, bien que lente et tardive, cette diffusion de l'éducation contribue à faire apparaître un embryon d'élite intellectuelle au Cambodge[162]. Le Laos ne possède, en 1939, qu'un seul établissement secondaire, le collège Pavie de Vientiane, qui scolarise environ 500 élèves dont la moitié seulement sont laotiens[138].

Alexandre Varenne, gouverneur général de 1925 à 1928, s'attache à augmenter le nombre d'écoles tout en recommandant aux enseignants de ne pas apprendre aux indigènes que « la France est leur patrie » et de veiller à ce qu'ils aient « un enseignement asiatique qui leur soit utile dans leur pays »[164]. Dans l'entre-deux-guerres, les limites de l'enseignement en Indochine — l'université de Hanoï ne propose aucun cursus doctoral — pousse un nombre croissant d'étudiants à suivre des études en France. Leur nombre augmente nettement dans les années 1920, et plusieurs dizaines de boursiers, principalement vietnamiens et en majorité cochinchinois, partent chaque année. Une fois revenus de Métropole, les intellectuels « retour de France » jouissent d'un prestige notable auprès de leurs compatriotes[165].

Les effets positifs de l'enseignement en Indochine y côtoient d'autres plus contestés. Les programmes d'histoire n'échappent pas à « Nos ancêtres les Gaulois » et l'« heure de littérature annamite » est consacrée à l'enseignement de valeurs confucéennes conservatrices. En outre, malgré ces progrès, l'école est très loin de toucher l'ensemble, ou même la majorité, de la population : en 1939, un peu moins de 20 % de la jeunesse indochinoise est scolarisée[166]. Le nombre d'analphabètes demeure très élevé[167]. Les inégalités sociales perdurent en milieu universitaire, et les bourses d'études en France bénéficient surtout aux enfants issus des classes supérieures indigènes, notamment à ceux des familles mandarinales[165]. Enfin, le rôle de l'instruction dans la formation d'une élite indigène, est, à terme, générateur de tensions. Chez les colons, qui se méfient des effets de l'instruction sur les colonisés ; chez les autochtones ensuite, qui constatent que leur instruction ne les empêche pas de demeurer confinés à un rang social inférieur tandis que les « petits Blancs » continuent de bénéficier de passe-droits. Les jeunes intellectuels indigènes, y compris ceux ayant étudié en Métropole, s'aigrissent de ne pas pouvoir accéder à des postes de responsabilités en dépit de leurs diplômes[118].

Dans les années 1920 et surtout 1930, du fait de la résistance rencontrée auprès de peuples de cultures anciennes, et aussi de la poussée en Europe de certaines idées subversives, des modifications sont apportées aux programmes d'enseignement[161], pour les adapter davantage aux élèves indigènes : avec le temps, l'administration coloniale se rend compte de l'absurdité de vouloir changer les Indochinois en Français. En 1930, le gouverneur général Pasquier exprime ses doutes sur ce point : « Depuis des milliers d'années, l'Asie possède son éthique personnelle, son art, sa métaphysique, ses rêves. Assimilera-t-elle jamais notre pensée grecque et romaine ? Est-ce possible ? Est-ce désirable ? […] Nous, Gaulois, nous étions des barbares. Et, à défaut de lumières propres, nous nous sommes éclairés, après quelques résistances, à celles qui venaient de Rome. Le liant du christianisme acheva la fusion. Mais en Asie, sans parler des éloignements de race, nous trouvons des âmes et des esprits pétris par la plus vieille civilisation du globe »[156].

Religion[modifier | modifier le code]

Parvis de la cathédrale Saint-Joseph à Hanoï.
La cathédrale Saint-Joseph de Hanoï, inspirée par Cathédrale Notre-Dame de Paris.
Façade d'une cathédrale, devant laquelle se tient une statue de la Vierge Marie.
L'église de Saïgon, actuel la cathédrale Notre-Dame de Saïgon.
Façade d'un temple bouddhique.
Le temple Vat Ong Teu, siège de l'Institut bouddhique de Vientiane.

Dans l'ensemble de l'Indochine, la religion dominante est le bouddhisme, auquel s'ajoute une forte influence du confucianisme chinois. Chaque pays possède son association bouddhiste, avec parfois des sections provinciales : les tentatives de fédérer ces structures n'aboutissent pas. En 1937, l'Association bouddhiste du Tonkin revendique deux mille bonzes et bonzesses, auxquels s'ajoutent dix mille adhérents ; celle de l'Annam en revendique trois mille. Les organisations bouddhistes du Vietnam n'ont pas davantage d'unité politique : la majorité sont apolitiques, mais certaines, notamment en Cochinchine, sont considérées comme pro-françaises, tandis que d'autres accueillent des bonzes « patriotes »[168]. Au Cambodge et au Laos, le bouddhisme theravāda, très présent dans la population, a le statut de religion officielle et constitue un important facteur de cohésion sociale. Par ailleurs, différents rites existent en Indochine, où le culte des « génies » locaux se mélange volontiers au bouddhisme[169].

Façade, richement décorée, d'un temple à deux tours.
Le grand temple caodaïste de Tây Ninh.

On trouve également en Indochine une population musulmane, qui se compose principalement de l'ethnie cham, mais aussi des musulmans indiens ainsi que d'un petit nombre d'immigrés malais. Cette minorité, estimée en 1941 à 100 000 personnes environ, se retrouve principalement au Cambodge, dans le Sud de l'Annam et en Cochinchine[170].

L'Indochine connaît par ailleurs, à la fin du XIXe et au début du XXe siècle, des troubles liés à des sectes ou à des sociétés secrètes d'inspiration religieuse, volontiers millénaristes et messianistes, notamment dans le delta du Mékong, souvent guidées par des leaders charismatiques qui mobilisent les paysans à l'aide de pratiques magiques : plusieurs soulèvements de ce type doivent être réprimés dans les pays vietnamiens[171].

Au Laos, les Français s'appuient sur le clergé bouddhiste pour détacher culturellement le pays du Siam : deux instituts bouddhiques sont fondés, à Vientiane et à Luang Prabang, respectivement en 1931 et 1932. L'administration coloniale vise ainsi à susciter une tradition bouddhique propre au Laos, qui serait affranchie de l'influence siamoise. C'est dans cette même logique qu'est entreprise la réhabilitation du temple Vat Sisakhet[172].

Au Cambodge, la vie religieuse connaît la même stabilité que la vie politique : le sangha, protégé par le roi, s'aligne comme la monarchie sur les intérêts des Français[13]. Comme au Laos, l'administration coloniale utilise le biais de la religion pour affaiblir l'influence culturelle et politique du Siam ; c'est notamment pour détourner le clergé cambodgien des stages qu'il effectuait jusque-là au Siam que le gouverneur Pierre Pasquier crée, en 1930, l'Institut bouddhique de Phnom Penh[173]. Malgré l'utilité qu'ils trouvent au clergé bouddhiste, les Français ont tendance, au Cambodge et au Laos, à se méfier du sangha qui apporte aux populations des valeurs alternatives au système colonial. Au Cambodge, le clergé bouddhiste est, comme en Thaïlande, divisé en deux ordres, le Dhammayuttika Nikaya et le Maha Nikaya, ce qui porte en germe de futures divisions politiques : le Dhammayuttika étant lié à la famille royale et plus largement à l'élite, le Maha Nikaya, plus nombreux, tend en effet à attirer des moines nourrissant des sentiments antimonarchiques[174].

Pendant la période coloniale, le catholicisme continue de s'implanter, notamment au Vietnam. Les missions catholiques — surtout les Missions étrangères de Paris, très actives — obtiennent de nombreuses conversions, surtout au Tonkin, touchant environ 10 % de la population indigène. Les Missions étrangères de Paris sont notamment présentes dans le vicariat apostolique de Cochinchine occidentale et le vicariat apostolique du Tonkin. En 1931, on recense 1 300 000 Vietnamiens catholiques, sur 15 millions d'habitants. Le Cambodge compte à la même époque environ 74 000 catholiques, tandis que le Laos, moins touché par l'évangélisation, en compte 18 964. Outre la masse de fidèles, la communauté catholique se distingue par l'importance croissante du clergé indigène, majoritaire par rapport au clergé d'origine européenne (1 062 prêtres et 3 129 religieuses en 1931). Au cours des années 1930, trois Annamites accèdent à la dignité d'évêques, parmi lesquels Ngô Đình Thục, frère du futur président sud-vietnamien Ngô Đình Diệm[168]. Malgré la laïcité de rigueur sous le régime républicain en France, les autorités coloniales s'accommodent très bien de l'influence du clergé catholique car la diffusion du christianisme, en affaiblissant les rites traditionnels, sert l'influence française[175].

Pendant l'entre-deux-guerres, de nouvelles religions apparaissent et connaissent un succès rapide, particulièrement en Cochinchine, région frontalière propice aux acculturations. Il s'agit d'un phénomène qui concerne essentiellement le Vietnam, où la dissociation entre la monarchie et la nation a entraîné un profond bouleversement culturel, facteur d'apparition de nouvelles croyances. Le Cambodge et le Laos conservent au contraire leur homogénéité religieuse, le bouddhisme demeurant largement dominant[168]. Le plus important parmi ces nouveaux cultes est le caodaïsme, qui naît en 1926 en tant que cercle ésotérique au sein d'une association spiritiste animée par des notables cochinchinois, puis devient une religion syncrétique mélangeant croyances occidentales et asiatiques dans une synthèse parfois à la limite du « bric-à-brac »[d]. Il s'agit à l'origine d'une religion de propriétaires fonciers et de bourgeois fonctionnaires, la classe supérieure indigène trouvant dans cette nouvelle croyance un moyen de s'affirmer culturellement face aux Français. Mais le caodaïsme prône également des relations sociales nouvelles, ce qui lui permet de pénétrer dans le monde paysan ; il compte bientôt des centaines de milliers de fidèles, guidés par son « pape » Pham Cong Tac. Le caodaïsme attire un certain nombre de membres du Parti constitutionnaliste. Le développement de cette religion suscite bientôt l'inquiétude des autorités coloniales : la répression dont fait alors l'objet le caodaïsme lui vaut un surcroît de prestige et d'influence dans la population. Dans le même temps, elle pousse le mouvement à choisir l'indépendantisme et l'alliance avec le Japon. Une partie des caodaïstes soutiennent le prince Cường Để. En 1938, le caodaïsme compte environ 300 000 fidèles en Cochinchine, où son organisation constitue alors un véritable « État dans l'État »[168],[176],[175],[177].

D'autres « sectes » naissent pendant l'entre-deux-guerres, comme le Bình Xuyên, apparu dans les années 1920 et qui tient plus de l'organisation criminelle comparable aux triades chinoises que de la véritable association religieuse. Plus tardive — elle apparaît à la fin des années 1930 — la secte Hòa Hảo naît, comme le caodaïsme, en Cochinchine, où elle est fondée par un jeune thaumaturge, Huỳnh Phú Sổ. Ce dernier, surnommé par les Français le « bonze fou », attire de nombreux fidèles par ses prédictions apocalyptiques, sa doctrine inspirée du bouddhisme et ses appels à la résistance contre la colonisation. Profitant à la fois du contexte politique troublé des années 1930 et de la faiblesse de l'encadrement confucéen dans les campagnes, la religion Hòa Hảo est à la fois un courant mystique et une organisation communautaire vouée au défrichement des terres vierges[178],[168].

Culture[modifier | modifier le code]

Façade d'un bâtiment à trois étages.
Le musée Louis-Finot (aujourd'hui musée d'Histoire du Vietnam) construit par Ernest Hébrard en 1932 à Hanoï.
Illustration montrant des Asiatiques en costumes traditionnels, tournés vers Angkor que l'on aperçoit au loin. L'image porte le titre « Les Ruines d'Angkor ».
Affiche sur le thème d'Angkor, par George Groslier.

L'administration coloniale fournit au XXe siècle des efforts non négligeables pour étudier les cultures indochinoises, voire pour les revitaliser. C'est en Indochine qu'est fondée, en 1900, l'École française d'Extrême-Orient (EFEO), vouée à l'étude des civilisations asiatiques et dont les équipes jouent un rôle essentiel dans la réhabilitation d'Angkor. Entre autres réalisations, les archéologues de l'EFEO font revivre les vestiges du royaume de Champa et découvrent le site d'Óc Eo en Cochinchine[179].

Des initiatives venues aussi bien du Gouvernement général que de personnes privées, s'emploient, surtout pendant l'entre-deux-guerres, à soutenir l'artisanat d'art indigène, qui avait fortement décliné depuis le début de la période coloniale. Le patronage des monarchies tendait en effet à disparaître tandis que les élites autochtones, gagnées à la mode occidentale, s'intéressaient de moins en moins aux arts traditionnels. George Groslier mène à ce titre une action décisive pour la renaissance des arts au Cambodge, où ils étaient alors en voie d'extinction. Une première école est ouverte en 1917 à Phnom Penh, avec pour mission de restaurer l'enseignement de l'art traditionnel khmer. En 1924 est fondée l'École des Beaux-arts de l'Indochine, rebaptisée en 1937 École supérieure des beaux-arts de l'université indochinoise. Trois écoles d'art provinciales sont ouvertes en Cochinchine. Outre la préservation des techniques traditionnelles comme la laque et la peinture sur soie, l'enseignement artistique est modernisé : la peinture à l'huile et la perspective européenne sont enseignées aux élèves des écoles d'art indochinoises[180].

La radio est présente en Indochine à partir de la fin des années 1920, touchant également les milieux indigènes. En Cochinchine, en 1938, 59 % des postes sont possédés par des Vietnamiens. Le cinéma arrive également, par le biais de salles ou de projectionnistes ambulants : en 1932, la Cochinchine compte treize salles, le Tonkin vingt-sept, le Cambodge sept et le Laos trois[180].

Photo ancienne représentant un grand théâtre d'architecture occidentale. On aperçoit devant le bâtiment des passants coiffés de chapeaux chinois.
Carte postale représentant le théâtre municipal de Hanoï, vers 1905.

Sur le plan linguistique, le quốc ngữ — qu'Alexandre de Rhodes avait à l'origine conçu comme un outil d'évangélisation — s'impose progressivement comme langue véhiculaire de l'enseignement au Vietnam. Après la Première Guerre mondiale, alors que la domination française semble bien assise, les intellectuels modernistes tendent de plus en plus à se l'approprier et proposent d'en faire l'écriture nationale. Conscient de l'efficacité de cet alphabet, le Gouvernement général subventionne les initiatives pour le promouvoir, et plus largement les cercles culturels et les revues francophiles. Une littérature en quốc ngữ fait son apparition[181].

Une façade à arcades, marquée par le passage du temps.
Un bâtiment d'architecture coloniale à Hội An.

Les intellectuels autochtones cherchent des formes d'expression et d'affirmation de leur culture. Le Japon impérial semblant fournir, notamment après sa victoire sur la Russie, un exemple de modernisation asiatique, l'intelligentsia annamite connaît d'abord le phénomène du Đông Du (Voyage vers l'Est) qui consiste à s'inspirer des expériences de réformisme en Asie. Mais après des premiers contacts avec les réformateurs japonais et chinois, le Đông Du cède bientôt la place au Tay Du (Voyage vers l'Ouest) qui vise au contraire à maîtriser et à s'approprier les apports occidentaux. Ce nouveau phénomène coïncide avec le ralliement des intellectuels au quốc ngữ. Des mouvements d'éducation populaire, dont le plus important est le Đông Kinh Nghĩa Thục (Mouvement de l'enseignement bénévole de Dong Kinh, c'est-à-dire de Hanoï) naissent au début du XXe siècle, et de nombreuses traduction en quốc ngữ de textes traditionnels sont réalisées. Le Gouvernement général, désireux de récupérer à son profit cette volonté de savoir chez les indigènes, favorise ces initiatives culturelles, comme l'édition de livres ou de revues. Au début du XXe siècle, et notamment à partir de 1924, le Vietnam connaît une floraison de périodiques d'opinion et d'information, souvent possédés par des Français mais rédigés en quốc ngữ. C'est par ce biais — y compris, paradoxalement, dans des journaux édités par des Français — que la contestation du régime colonial commence à s'exprimer librement. La presse écrite joue un rôle important dans la vulgarisation des idées contemporaines, des sciences, mais aussi des doctrines philosophiques et notamment du marxisme[182].

La floraison de livres, revues et journaux, ainsi que la généralisation du quốc ngữ favorisent le développement d'une intelligentsia indochinoise, essentiellement vietnamienne. Une littérature moderne voit le jour dans les pays vietnamiens. À partir de 1930, l'école littéraire en vogue est celle du Tự Lực văn đoàn (Groupe littéraire autonome) dont les membres, poètes ou écrivains, s'inspirent de la littérature française contemporaine pour utiliser un style concis et clair, débarrassé des influences chinoises. La littérature favorise, dans l'entre-deux-guerres, l'expression du courant indépendantiste. De nouveaux écrivains, comme Nguyễn Công Hoan, représentent un courant littéraire populiste clairement marxisant qui polémique volontiers avec les auteurs annamites « bourgeois »[163].

Comparé au dynamisme de l'édition annamite, la production écrite est singulièrement sous-développée au Cambodge, dont la littérature moderne et quasi inexistante et où les marchés sont au contraire « inondés » de livres vietnamiens. Le premier journal en langue khmère, Nagara Vatta, est fondé en 1936 par Sim Var et Pach Chhoeun, bientôt rejoints par le jeune magistrat Son Ngoc Thanh ; le premier roman en langue khmère paraît deux ans plus tard. Bien que touchant un lectorat relativement réduit de fonctionnaires, Nagara Vatta a une importance non négligeable car cette publication participe d'une forme tardive de « réveil national » cambodgien — l'influence des Vietnamiens y est dénoncée — et permet pour la première fois aux Khmers d'être informés sur le monde extérieur dans leur propre langue[183],[163].

Au Laos, des efforts sont fournis, par le biais des instituts bouddhiques et sous le patronage de la France, pour développer une culture nationale, dans le but notamment de détacher le pays du Siam. Des figures intellectuelles et politiques, parmi lesquelles l'érudit Maha Sila Viravong et le prince Phetsarath Rattanavongsa, participent activement à l'élaboration de cette culture lao. Le premier manuel de grammaire en langue lao est publié en 1935 par Vivarong avec le soutien du prince Phetsarath ; les règles orthographiques de la langue sont simplifiées pour permettre à un plus large public d'accéder aux textes bouddhiques[172].

Sur le plan sociétal, la colonisation s'accompagne au XXe siècle d'importants changements du point de vue des mœurs, au moins en ce qui concerne les classes supérieures annamites. Dans l'entre-deux-guerres, les habitudes de la jeunesse s'occidentalisent, notamment par le biais d'activités sportives et collectives. Le scoutisme masculin apparaît en 1930, et son équivalent féminin en 1936. En 1935, on compte huit mille scouts en Indochine, cet engagement donnant aux jeunes Indochinois l'opportunité de se familiariser avec des techniques d'organisation, de pratiquer l'entraide, et de faire connaissance avec la population défavorisée via des activités caritatives. En 1937, la première piscine municipale réservée aux Indochinois ouvre à Saïgon. La place des femmes dans la société évolue également : les premières associations féminines apparaissent dans les années 1920, causant quelque émoi au sein de la bourgeoisie indigène. Les valeurs asiatiques d'obéissance et de piété filiale sont également mises à rude épreuve face à l'occidentalisation des mœurs. Un fossé se creuse parfois entre les jeunes imprégnés de culture française — notamment, mais pas uniquement, ceux qui ont étudié en Métropole — et leurs parents ayant conservé leurs références traditionnelles et ne parlant pas forcément le français[184].

Alors que l'ancienne génération des lettrés s'éteint avec le temps, le développement de l'instruction favorise le développement d'une nouvelle élite annamite, qui compte beaucoup d'avocats, de médecins et d'enseignants. Cette bourgeoisie occidentalisée, gagnée aux idées contemporaines, attend d'autant plus de la France qu'elle accorde au pays une plus grande autonomie[185],[186].

Agitation politique au début du XXe siècle[modifier | modifier le code]

La résurgence de l'indépendantisme vietnamien[modifier | modifier le code]

Deux hommes asiatiques vêtus à l'occidentale, l'un debout, âgé d'une vingtaine d'années, l'autre un peu plus vieux, assis.
Phan Bội Châu (à droite) et le prince Cường Để en 1907.

Après l'échec du mouvement Cần vương et le déclin du principe de mandat céleste, le nationalisme vietnamien s'imprègne des idées et du vocabulaire modernes : les notions de patriotisme et d'État national font leur apparition dans la langue vietnamienne. C'est dans la génération des intellectuels ayant vécu l'insurrection contre les Français qu'apparaissent les personnalités qui portent, au début du XXe siècle, les idées indépendantistes. Phan Bội Châu, issu d'une famille de lettrés, refuse ainsi le poste qui lui était destiné pour se consacrer à la lutte patriotique ; en 1905, il s'exile au Japon, pays qui suscite alors les espoirs des nationalistes asiatiques, et noue des contacts avec des mouvements révolutionnaires comme le Tongmenghui chinois de Sun Yat-sen. Installé à Taïwan — alors possession japonaise — Phan Bội Châu y est rejoint par un membre de la famille impériale vietnamienne, le prince Cường Để. Ce dernier, qui revendique dès lors le trône, apporte aux indépendantistes la légitimité monarchique. En 1906, les deux hommes créent le Việt Nam Duy Tân Hội (Société pour un nouveau Vietnam). Phan Bội Châu publie ensuite des pamphlets contre la domination française, parmi lesquels Lettre d'outre-mer écrite avec du sang qui connaît à l'époque un grand retentissement[187],[73].

En Indochine même, les idées nationalistes profitent de l'essor de la presse pour s'exprimer, notamment dans le journal Luc Tinh Tan Van, que dirige Gilbert Chiếu. Une autre figure du nationalisme annamite, Phan Châu Trinh, anime un courant indépendantiste qui se méfie du militarisme japonais comme du traditionalisme confucéen, et prône au contraire la modernisation du Vietnam ; si Phan Bội Châu compte sur l'aide du Japon pour libérer le pays, Phan Châu Trinh est opposé à la violence et veut faire surgir le progrès et la démocratie au sein de la société colonisée, en nouant des alliances avec les éléments libéraux de la colonisation[187],[73]. Il contribue, par ailleurs, à remettre en usage, pour désigner le pays, le nom ancien de Vietnam plutôt que celui d'Annam utilisé par les Chinois puis par les Français[188].

La déposition par les Français de l'empereur Thành Thái, en 1907, donne aux nationalistes l'occasion d'agir. L'année suivante, une série de mouvements insurrectionnels éclatent au Centre-Annam, à Hanoï et en Cochinchine. C'est au Tonkin, où le chef rebelle Hoàng Hoa Thám reprend lui aussi les armes, que la situation est la plus sérieuse. Le , les cuisiniers indigènes tentent d'empoisonner la garnison de Hanoï afin de permettre à Hoàng Hoa Thám de prendre la ville. Le complot est éventé, mais provoque un vent de panique : la police multiplie les arrestations de lettrés et de suspects, parmi lesquels Phan Châu Trinh. Cường Để et Phan Bội Châu sont condamnés à mort par contumace. L'université de Hanoï, que le gouverneur avait ouverte un an plus tôt, est fermée et ne rouvre qu'en 1917. Les insurrections sont finalement écrasées, et les Français obtiennent du Japon qu'il expulse Phan Bội Châu et Cường Để, qui doivent se réfugier en Chine. Quelques années plus tard, la révolution chinoise de 1911 incite les leaders nationalistes à reprendre leurs activités : ils créent une nouvelle organisation, la Việt Nam Quang Phục Hội (Association pour la restauration du Vietnam) ainsi qu'un gouvernement en exil présidé par Cường Để[189],[73],[190].

Pendant plus de trois ans, des attaques sporadiques et des attentats ont lieu en Indochine, principalement au Tonkin. Hoàng Hoa Thám continue la lutte jusqu'à son assassinat en . Le gouverneur général Albert Sarraut, nommé pour réformer l'Indochine et qui avait annoncé son intention d'améliorer le sort des indigènes, échappe en à un attentat à la bombe. Les idées nationalistes gagnent jusqu'au jeune empereur annamite Duy Tân qui, en 1916, s'enfuit du palais pour tenter de rejoindre des insurgés. Repris, il est détrôné et exilé[189],[59],[190].

Fin , une insurrection éclate à Thái Nguyên, bourgade située à 70 kilomètres au nord de Hanoï et où se trouve un pénitencier. Bien que la politique y joue un rôle, l'élément déclencheur semble cependant avoir été le comportement des officiers locaux. Ce sont en effet les brimades et les mauvais traitements qui poussent les soldats indigènes à se soulever ; incités à la révolte par des détenus politiques, ils tuent leurs supérieurs français et libèrent les prisonniers. Environ 300 insurgés tiennent la ville pendant cinq jours, jusqu'à l'intervention des troupes. La rébellion est écrasée, mais des groupes de mutins continuent cependant à agir dans la province jusqu'en [59],[130].

Troubles au Cambodge et au Laos[modifier | modifier le code]

Le protectorat du Cambodge connaît lui aussi des épisodes de violence au début du siècle, pour des raisons très diverses. Une révolte de type « millénariste », menée par un bonze défroqué, Ang Snguon, éclate en 1905 dans la province de Stoeng Treng. C'est cependant dans les provinces de Battambang et Siem Reap, que le Siam a dû céder, que des insurrections plus sérieuses se déclenchent, en grande partie à l'instigation du gouverneur siamois de Battambang : les Français doivent y affronter des bandes comptant plusieurs centaines d'insurgés, et ne parviennent à pacifier la région qu'en 1912. Dans la province de Kampot, des affrontements ethniques opposent les Khmers à la minorité chinoise entre 1909 et 1915. Dans le Nord-Est, un autre ancien bonze, Sena Ouch, mène des attaques entre 1913 et 1916 à la tête d'une centaine d'insurgés. Entre 1912 et 1918, plusieurs révoltes paysannes éclatent contre la corvée[191].

Malgré ces troubles périodiques, le Cambodge est considéré par les Français comme un territoire stable. Pendant la Première Guerre mondiale, cependant, il est lui aussi gagné par une agitation politique importante, pour des raisons essentiellement économiques. Le conflit en Europe conduit en effet la France à augmenter la fiscalité dans toute l'Indochine. Dès , des délégations de paysans venus de l'est de Phnom Penh, passant par-dessus l'autorité des administrateurs français, apportent des pétitions au roi Sisowath pour lui demander de baisser les taxes. Début 1916, les protestataires sont plusieurs dizaines de milliers, voire cent mille, à faire le déplacement jusqu'à la capitale. Les manifestants n'obtiennent que de vagues promesses de la part du monarque, avant d'être sommés de retourner dans leurs villages ; des incidents isolés font plusieurs victimes. Si elle ne semble pas avoir eu un tour réellement anti-français, l'affaire de 1916 surprend les autorités coloniales du fait du caractère massif et bien organisé de la contestation[192].

Le protectorat du Laos est également touché par des mouvements de révolte, dans la région du plateau des Bolovens. Les troubles débutent dès 1895, et le gros de la région est pacifié aux alentours de 1910, mais les attaques de rebelles se prolongent ensuite pendant plus de vingt-cinq ans. Ong Kaeo, un ancien bonze d'ethnie Lao Theung qui dit posséder des pouvoirs surnaturels, lance en 1901 une insurrection d'inspiration religieuse contre les Français, après qu'un fonctionnaire français a fait brûler une pagode pour affirmer son autorité. D'autres chefs rebelles, dont le plus connu est Ong Kommadam, viennent bientôt épauler Ong Kaeo. Les insurgés tuent plusieurs centaines de recrues des troupes coloniales, ce qui pousse les autorités de Hanoï à réagir par une contre-insurrection brutale ; Ong Kaeo est capturé et tué en 1910, mais Kommadam continue la lutte jusqu'à sa mort en 1936[193].

Un autre soulèvement éclate début 1918 dans les hautes régions du Laos, cette fois pour des raisons de rivalités ethniques : menées par un jeune sorcier du nom de Batchai, des populations montagnardes hmong se soulèvent contre leurs responsables lao. Au milieu de 1919, une zone montagneuse d'environ 40 000 kilomètres se trouve en état quasi insurrectionnel. Trois ans d'efforts sont nécessaires aux autorités coloniales pour écraser la révolte[59].

La Première Guerre mondiale[modifier | modifier le code]

Pendant la guerre de 1914-1918, une partie des militaires français présents en Indochine est rapatriée en Europe ; seuls 2 600 d'entre eux demeurent sur place. La sécurité de la colonie repose alors essentiellement sur les tirailleurs annamites et la garde indigène. Les usines de Métropole manquant de main-d'œuvre, il est fait appel à des habitants des colonies. En 1915, 4 631 Indochinois — Vietnamiens pour l'essentiel — partent travailler en France, suivi de plusieurs dizaines de milliers dans les années qui suivent. Au total, 48 981 d'entre eux travaillent dans les entreprises de Métropole pendant la guerre ; certains demeurent ensuite sur place, où ils sont les précurseurs de la diaspora vietnamienne[194].

Soldats annamites sur le front de la Marne en 1916.

Outre cette main-d'œuvre, les Français ont la possibilité d'utiliser les forces armées indochinoises ; le commandement — notamment Joffre — est cependant rétif à cette idée, car peu convaincu des « vertus guerrières » du peuple annamite. Mais la nécessité finit par l'emporter, et des tirailleurs indochinois, en majorité originaires du Tonkin, sont envoyés sur le front européen à partir de 1916 : 43 340 d'entre eux font le voyage. Cependant, la hiérarchie militaire demeurant sceptique, ils sont pour la plupart regroupés en « unités d'étape » chargées d'assurer les travaux et les transports à l'arrière du front. 9 000 deviennent infirmiers et 5 000 automobilistes. Plusieurs bataillons de guerre sont néanmoins formés, et se distinguent à Verdun ou au Chemin des Dames. Environ 1 300 tirailleurs vietnamiens sont tués pendant la guerre mondiale[194].

L'Indochine elle-même n'est guère touchée directement par le conflit. Elle fait cependant l'objet de tentatives de déstabilisations de la part de l'Empire allemand : Cường Để est reçu à Berlin et le consul allemand à Hong Kong entretient des relations avec le groupe de Phan Bội Châu, indépendantiste vietnamien. Les Allemands et les exilés annamites s'efforcent de susciter des troubles, mais sans grand succès. Quelques incidents, dus à leur action, éclatent cependant en 1914 — une mutinerie de prisonniers en septembre dans la province de Bắc Kạn au Tonkin et une attaque de pirates en novembre à Sam Neua au Laos — mais sans mettre réellement la colonie en danger[195].

Nouveaux troubles dans l'entre-deux-guerres[modifier | modifier le code]

Regain du nationalisme[modifier | modifier le code]

Dans les années 1920, une génération de nationalistes annamites cesse le combat. Phan Bội Châu est arrêté en 1925 dans la concession française de Shanghai ; condamné à mort, il est gracié par le gouverneur Varenne et assigné à résidence à Hué. Il finit par se faire l'apôtre de la collaboration franco-annamite. Phan Châu Trinh, après des années de prison puis d'exil en France, est autorisé à rentrer en Indochine en 1925 mais, malade, il meurt l'année suivante[196].

Dans le même temps, cependant, les discours de Sarraut sur la collaboration franco-annamite, ainsi que les principes wilsoniens sur le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, éveillent un espoir au sein de la société civile vietnamienne, qui attend de la France qu'elle accorde au Vietnam un statut conforme aux souhaits de ses nouvelles classes supérieures[197]. Les élites indigènes expriment désormais leurs doléances par le biais de partis politiques : en 1923, l'ingénieur agronome et patron de presse Bùi Quang Chiêu fonde le Parti constitutionnaliste, une formation nationaliste et légaliste influencée par les idées de Phan Châu Trinh. Expression de la bourgeoisie cochinchinoise, ce parti réclame pour les Annamites davantage de libertés et une place dans la direction du pays[198]. Le théoricien politique Phạm Quỳnh, inspiré de Barrès et Maurras, prône un renouvellement des institutions annamites et une association loyale avec la France : ses idées, bien que modérées, éveillent la méfiance des colons qui le considèrent comme un dangereux nationaliste. L'empereur Khải Định, dont les idées sont proches de celles de Phạm Quỳnh, voyage en Métropole en 1922 ; mais cette visite — la première en France d'un souverain annamite — s'avère totalement improductive sur le plan politique[197].

C'est dans ce contexte d'impasse de la collaboration franco-annamite que se développe en Indochine une nouvelle intelligentsia. En 1923, Nguyễn An Ninh, jeune licencié en droit, fait sensation en prononçant une conférence dans laquelle il dénonce radicalement à la fois la colonisation et les traditions confucéennes. De nombreux journaux apparaissent, comme La Cloche fêlée publié par Nguyễn An Ninh, devenu le maître à penser des nouveaux intellectuels vietnamiens. Des idées nouvelles comme le pacifisme ou le féminisme obtiennent un grand succès. Rapidement, la jeunesse instruite indigène se radicalise. La victoire du Cartel des gauches en Métropole suscite des espoirs, mais les réformes du socialiste Varenne, nommé gouverneur général en 1925, sont jugées trop timides. Phạm Quỳnh n'obtient pas l'autorisation de former un parti politique. L'arrestation de Phan Bội Châu en 1925, celle de Nguyễn An Ninh en , puis les obsèques de Phan Châu Trinh le mois suivant, provoquent des heurts entre les jeunes intellectuels et les autorités coloniales. Un mouvement de boycott des écoles est lancé : fin mai, plus d'un millier d'élèves sont renvoyés de leurs établissements. Grèves et incidents se multiplient dans les établissements scolaires durant les trois années qui suivent[199].

Apparition du mouvement communiste indochinois[modifier | modifier le code]