Théorie spectrale — Wikipédia

En mathématiques, et plus particulièrement en analyse, une théorie spectrale est une théorie étendant à des opérateurs définis sur des espaces fonctionnels généraux la théorie élémentaire des valeurs propres et des vecteurs propres de matrices[1]. Bien que ces idées viennent au départ du développement de l'algèbre linéaire[2], elles sont également liées à l'étude des fonctions analytiques, parce que les propriétés spectrales d'un opérateur sont liées à celles de fonctions analytiques sur les valeurs de son spectre[3].

Contexte mathématique[modifier | modifier le code]

Le nom de théorie spectrale fut introduit par David Hilbert dans sa formulation initiale de la théorie des espaces de Hilbert, énoncée en termes de formes quadratiques à une infinité de variables. Le théorème spectral initial était donc conçu comme une généralisation du théorème définissant les axes principaux d'un ellipsoïde, dans le cas d'un espace de dimension infinie. L'applicabilité, en mécanique quantique, de la théorie spectrale à l'explication d'aspects des spectres d'émission des atomes, fut donc accidentelle.

La théorie spectrale a été formulée de trois manières différentes, toujours utilisées actuellement. Après le travail initial de Hilbert, les développements ultérieurs de la théorie des espaces de Hilbert et de la théorie spectrale d'un unique endomorphisme normal accompagnèrent le développement de la physique quantique, particulièrement dans les travaux de von Neumann[4]. La théorie se développa pour inclure celle des algèbres de Banach, et des constructions plus abstraites, amenant à la représentation de Gelfand (en), couvrant le cas commutatif, et permettant d'aborder l'analyse harmonique non commutative.

La différence entre ces approches peut mieux se voir dans le cas de l'analyse de Fourier. La transformation de Fourier sur la droite réelle peut être vue comme la théorie spectrale de la dérivation, considérée comme un opérateur différentiel. Mais pour pouvoir étudier ainsi cet opérateur, il faut envisager de s'intéresser à des distributions propres (par exemple, par l'intermédiaire d'un triplet de Gelfand). En revanche, il est simple de construire une algèbre de groupe (en) (topologique), dont le spectre capturera l'essentiel des propriétés de la transformée de Fourier, ceci se réalisant à l'aide de la dualité de Pontryagin.

Il est également possible d'étudier les propriétés spectrales d'opérateurs sur des espaces de Banach. En particulier, les opérateurs compacts sur ces espaces ont des propriétés spectrales analogues à celles des matrices.

Contexte physique[modifier | modifier le code]

L'utilité de la théorie spectrale en physique, et tout particulièrement pour les phénomènes vibratoires, a été expliquée ainsi[5] : « La théorie spectrale est liée à l'étude des vibrations locales d'objets divers, allant des atomes et des molécules aux obstacles sur le trajet d'ondes sonores. La question principale est de déterminer si ces vibrations se produisent, et à quelles fréquences. C'est un problème très difficile, car chaque objet a non seulement une fréquence fondamentale mais aussi un ensemble complexe d'harmoniques, dépendant de la nature de l'objet »[6].

La théorie mathématique ne dépend pas de ces considérations physiques d'un point de vue technique, mais les deux approches se sont mutuellement influencées (voir par exemple la question de Mark Kac : Entendre la forme d'un tambour (en)). Jean Dieudonné affirme que l'adoption par Hilbert du terme de spectre vient d'un article de Wilhelm Wirtinger sur l'équation de Hill (en 1897), et que ses étudiants, en particulier Erhard Schmidt et Hermann Weyl, reprirent le mot durant les premières années du vingtième siècle. Les bases théoriques de la notion d'espace de Hilbert furent alors développées, à partir des idées de Hilbert, par Erhard Schmidt et Frigyes Riesz[7],[8]. Près de vingt ans plus tard, lorsque la mécanique quantique fut formulée à partir de l'équation de Schrödinger, le lien fut fait avec les raies spectrales ; cette relation avec la physique mathématique des vibrations avait déjà été envisagée, comme l'avait fait remarquer Henri Poincaré, mais elle avait été rejetée pour des raisons quantitatives, et faute d'une explication des séries de Balmer[9]. Aussi, la découverte ultérieure de ce que la théorie spectrale pouvait expliquer les caractéristiques des spectres atomiques fut fortuite, et non un des objectifs de la théorie de Hilbert.

Une définition du spectre[modifier | modifier le code]

Soit T un opérateur borné défini sur un espace de Banach. On définit l'opérateur I est l'opérateur identité, ζ un nombre complexe, et où l’inverse d'un opérateur U, noté U −1, est l'unique opérateur (s'il existe) tel que (si l'inverse existe, on dit que U est régulier, et qu'il est singulier sinon).

Avec ces définitions, l’ensemble résolvant de T est l'ensemble des nombres complexes ζ tels que Rζ existe et est borné ; cet ensemble est souvent noté ρ(T). Le spectre de T, généralement noté σ(T), est le complémentaire de l'ensemble résolvant, c'est-à-dire l'ensemble des ζ tels que est singulier, ou que Rζ est non borné. La fonction Rζ (pour les ζ de ρ(T)) s'appelle la résolvante de T[10]. Chaque valeur propre de T (c'est-à-dire chaque ζ tel qu'il existe un vecteur non nul v tel que T(v) = ζv) appartient à σ(T), mais le spectre de T peut contenir d'autres valeurs[11].

Cette définition peut se généraliser à tous les espaces vectoriels topologiques (en définissant la condition « T est un opérateur borné » par « T envoie toute partie bornée (au sens des espaces vectoriels topologiques généraux) sur une autre partie bornée »)[12],[13], mais c'est surtout, au contraire, dans le cas particulier des espaces de Hilbert que la théorie est le plus riche et que ses applications sont les plus nombreuses[14]. La structure du spectre des opérateurs des espaces de Hilbert, en particulier, est bien comprise ; ainsi, dans le cas des opérateurs auto-adjoints, le spectre est contenu dans la droite réelle et se décompose (en) en général en un spectre discret formé des valeurs propres et en un spectre continu (en)[15].

Origine du succès des théories spectrales[modifier | modifier le code]

En analyse fonctionnelle, comme déjà en algèbre linéaire, le théorème spectral donne des conditions permettant d'exprimer un opérateur comme somme d'opérateurs plus simples. La présentation qui suit est informelle ; pour une approche plus rigoureuse, voir l'article Opérateur compact.

On utilise la notation bra-ket de Dirac pour les opérateurs[16],[17]. Par exemple, un opérateur linéaire particulier L peut dans le cas le plus simple être écrit comme un produit tensoriel (de deux vecteurs)[18],[19] : le "bra" étant et le "ket" . Une fonction est décrite par un ket comme . La valeur qu'elle prend sur les coordonnées est alors notée et la norme de par

où '*' désigne la conjugaison (complexe). Ce choix de produit scalaire définit un espace préhilbertien bien précis[14], pour lequel on peut alors décrire l'effet de sur une fonction par :

,

autrement dit, opère sur en produisant une nouvelle fonction, multipliée par le produit scalaire représenté par .

Plus généralement, un opérateur peut être représenté par :

où les sont des scalaires, les forment une base, et les une base duale. La relation entre la base et la base duale est décrite par : , où est le symbole de Kronecker.

Avec ce formalisme, les sont les valeurs propres de et les fonctions sont les vecteurs propres (ou plutôt les fonctions propres) leur correspondant. Les valeurs propres font partie du spectre de [20].

Les questions qui se posent alors sont les suivantes.

  • Sous quelles conditions générales ce formalisme s'applique-t-il, et quels sont les opérateurs qui peuvent ainsi être développés en série ?
  • Toute fonction peut-elle être exprimée en termes de fonctions propres (autrement dit, les fonctions propres forment-elles une base)
  • Dans quels cas apparait-il un spectre discret plutôt qu'un spectre continu ?
  • Peut-on encore généraliser ces idées à d'autres classes d'espaces fonctionnels ?

Les réponses à ces questions constituent la théorie spectrale proprement dite ; elles demandent des développements considérables de l'analyse fonctionnelle.

Représentation de l'identité[modifier | modifier le code]

Cette section présente une approche aussi peu rigoureuse que la précédente, toujours en utilisant la notation bra-ket ; les détails nécessaires à une formalisation complète se trouvent dans les ouvrages cités en référence[21],[22].

Avec les notations précédentes, l'opérateur identité peut s'écrire : où l'on suppose encore que les {  } forment une base et que les {  } sont la base duale vérifiant la relation :

On dit que cette écriture est une représentation ou une résolution de l'identité[21],[22]. Formellement, cette représentation vérifie toutes les propriétés de l'identité ; en particulier pour tout entier positif n. L'appliquant à une fonction quelconque, on obtient :

,

ce qui généralise le développement en série de Fourier de ψ à l'aide des fonctions de la base { ei }[23].

Étant donné, plus généralement, une équation de la forme : , où h est une fonction de l'espace et O un opérateur inconnu, elle se résout formellement dans la base précédente :

ce qui transforme cette équation à opérateur inconnu en une équation matricielle, où les coefficients inconnus cj dépendent des coefficients de Fourier généralisés de h et des éléments de la matrice (infinie) = liée à l'opérateur O.

La théorie spectrale intervient pour déterminer l'existence et la nature de la base et de la base duale utilisée. En particulier, la base peut être formée des fonctions propres d'un certain opérateur L : où les { λi } sont les valeurs propres de L. La résolution de l'équation précédente donne alors les composantes tensorielles de L :

Opérateur résolvant[modifier | modifier le code]

La théorie spectrale permet d'évaluer l'opérateur résolvant R défini par à l'aide des fonctions propres et des valeurs propres de L, et d'obtenir la fonction de Green correspondante.

Appliquant R à une fonction arbitraire φ de l'espace étudié, on a

Cette fonction a des pôles dans le plan de la variable complexe λ pour chaque valeur propre de L. À l'aide du calcul des résidus, on obtient

l'intégrale étant prise sur un contour C entourant toutes les valeurs propres de L.

Supposons les fonctions définies sur les coordonnées { xj }, c'est-à-dire que où les bra-kets correspondant à { xj } satisfont[24] δ (x − y) = δ (x1 − y1, x2 − y2, x3 − y3, ...) étant la distribution de Dirac[25].

Alors :

La fonction G(x, y; λ) définie par :

s'appelle la fonction de Green de l'opérateur L, et vérifie[26] :

Équations aux opérateurs[modifier | modifier le code]

Considérons l'équation en termes de coordonnées :  ; un cas particulier important étant λ = 0.

La fonction de Green définie à la section précédente est :

et vérifie

Utilisant cette propriété, on a :

Multipliant alors les deux côtés de l'équation par h(z) et intégrant, il vient :

indiquant que la solution serait

Ainsi, une fonction ψ(x) vérifiant l'équation initiale sera obtenue si l'on peut déterminer le spectre de O et construire G, en utilisant par exemple  ; il y a bien sûr de nombreuses autres façons de déterminer G[27]. Pour plus de détails, on consultera les articles consacrés aux fonctions de Green et aux équations intégrales de Fredholm ; il ne faut pas oublier d'autre part que l'analyse qui précède est purement formelle, et qu'un traitement rigoureux de ces équations implique une assez grande sophistication mathématique, demandant en particulier des connaissances approfondies en analyse fonctionnelle, et sur la théorie des espaces de Hilbert et des distributions.

Notes et références[modifier | modifier le code]

(en) Cet article est partiellement ou en totalité issu de l’article de Wikipédia en anglais intitulé « Spectral theory » (voir la liste des auteurs).

Notes[modifier | modifier le code]

  1. (en) Jean Dieudonné, History of Functional Analysis, Amsterdam/New York/Oxford, Elsevier, , 312 p. (ISBN 0-444-86148-3, lire en ligne).
  2. (en) William Arveson (en), A Short Course on Spectral Theory, New York, Springer, coll. « GTM » (no 209), , 135 p. (ISBN 0-387-95300-0, lire en ligne), chap. 1 (« Spectral Theory and Banach Algebras »).
  3. (en) Viktor Sadovnitchi, Theory of Operators, Springer, , 396 p. (ISBN 978-0-306-11028-3, lire en ligne), chap. 4 (« The Geometry of Hilbert Space – The Spectral Theory of Operators »), p. 181 et suivantes.
  4. (en) John von Neumann, Mathematical Foundations of Quantum Mechanics, PUP, coll. « Princeton Landmarks in Mathematics » (no 2), (1re éd. 1932), 445 p. (ISBN 978-0-691-02893-4, lire en ligne).
  5. E. Brian Davies, cité sur le site du King's College de Londres, « Axes de recherche du groupe d'analyse ».
  6. En anglais : "Spectral theory is connected with the investigation of localized vibrations of a variety of different objects, from atoms and molecules in chemistry to obstacles in acoustic waveguides. These vibrations have frequencies, and the issue is to decide when such localized vibrations occur, and how to go about computing the frequencies. This is a very complicated problem since every object has not only a fundamental tone but also a complicated series of overtones, which vary radically from one body to another."
  7. (en) Nicholas Young, An introduction to Hilbert space, CUP, , 239 p. (ISBN 978-0-521-33717-5, lire en ligne), p. 3
  8. (en) Jean-Luc Dorier, On the Teaching of Linear Algebra, Kluwer, coll. « Mathematics Education Library » (no 23), , 290 p. (ISBN 978-0-7923-6539-6, lire en ligne), p. 50
  9. Cf. (en) Spectra in mathematics and in physics par Jean Mawhin, p. 4 et 10-11.
  10. (en) Edgar Raymond Lorch, Spectral Theory, Textbook Publishers, (1re éd. 1962, Oxford), 158 p. (ISBN 978-0-7581-7156-6), p. 89
  11. Young 1988, p. 81
  12. (en) Helmut H. Schaefer (de) et Manfred P. H. Wolff, Topological Vector Spaces, Springer, coll. « GTM » (no 3), , 2e éd., 366 p. (ISBN 978-0-387-94823-2), p. 36
  13. (en) Dmitriĭ Petrovich Zhelobenko, Principal Structures and Methods of Representation Theory, AMS, , 430 p. (ISBN 978-0-8218-3731-3, lire en ligne)[réf. incomplète]
  14. a et b Lorch 2003, p. 57, chap. III : Hilbert Space
  15. Lorch 2003, p. 106 et suivantes, chap. V : The Structure of Self-Adjoint Transformations
  16. (en) Bernard Friedman, Principles and Techniques of Applied Mathematics, Dover, (1re éd. 1956, Wiley), 315 p. (ISBN 978-0-486-66444-6, lire en ligne), p. 26
  17. (en) PAM Dirac, The Principles of Quantum Mechanics, OUP, , 4e éd., 314 p. (ISBN 978-0-19-852011-5, lire en ligne), p. 29 et suivantes
  18. (en) Jürgen Audretsch, Entangled Systems : New Directions in Quantum Physics, Weinheim, Wiley-VCH, , 338 p. (ISBN 978-3-527-40684-5 et 3-527-40684-0, lire en ligne), chap. 1.1.2 (« Linear operators on the Hilbert space »), p. 5
  19. (en) R. A. Howland, Intermediate Dynamics : A Linear Algebraic Approach, Birkhäuser, , 2e éd., 542 p. (ISBN 0-387-28059-6), p. 69 et suivantes
  20. Friedman 1990, p. 57, chap. 2 : Spectral theory of operators
  21. a et b Voir la discussion dans Dirac 1981, et (en) Milan Vujičić, Linear Algebra Thoroughly Explained, Springer, , 288 p. (ISBN 978-3-540-74637-9 et 3-540-74637-4), p. 274
  22. a et b Voir
    • le texte fondamental de von Neumann 1996,
    • (en) Arch W. Naylor et George R. Sell, Linear Operator Theory in Engineering and Science, Springer, coll. « Applied Mathematical Science » (no 40), , 624 p. (ISBN 978-0-387-95001-3, lire en ligne), chap. 5 (« Part B: The Spectrum »), p. 401,
    • (en) Steven Roman, Advanced Linear Algebra, Springer, coll. « GTM » (no 135), , 2e éd., 482 p. (ISBN 978-0-387-24766-3, lire en ligne) et
    • (en) I︠U︡riĭ Makarovich Berezanskiĭ, Expansions in Eigenfunctions of Selfadjoint Operators, AMS, coll. « Translations of Mathematical Monographs » (no 17),‎ (ISBN 978-0-8218-1567-0, lire en ligne)
  23. Voir par exemple (en) Gerald B. Folland (en), Fourier Analysis and its Applications, AMS, (1re éd. 1992, Wadsworth & Brooks/Cole), 433 p. (ISBN 978-0-8218-4790-9, lire en ligne), « Convergence and completeness », p. 77 et suivantes
  24. Dirac 1981, p. 65 et suivantes
  25. Dirac 1981, p. 60 et suivantes
  26. Friedman 1990, p. 214, Eq. 2.14
  27. Par exemple, voir (en) Sadri Hassani, Mathematical Physics : A Modern Introduction to its Foundations, Springer, , 1026 p. (ISBN 978-0-387-98579-4, lire en ligne), chap. 20 (« Green's functions in one dimension »), p. 553 et suivantes et (en) Qing-Hua Qin, Green's Function and Boundary Elements of Multifield Materials, Elsevier, , 254 p. (ISBN 978-0-08-045134-3, lire en ligne)

Références[modifier | modifier le code]

Voir aussi[modifier | modifier le code]

Articles connexes[modifier | modifier le code]

Liens externes[modifier | modifier le code]