Nizârites — Wikipédia

Les nizâriens, nizârites, nizaris sont une communauté mystique chiite ismaélienne active entre la fin du XIe siècle et 1257.

En 1094, à la suite d'une scission importante dans le chiisme ismaélien fatimide, une nouvelle prédication (da‘wa al-jadîda) fut organisée par Hasan-i Sabbâh, à partir du fort érigé sur le mont Alamût, au sud-ouest de la mer Caspienne.

À la fin du Moyen Âge, le développement de la communauté ismaélienne se poursuivit clandestinement sous le couvert du soufisme et a coïncidé avec l'essor de l’ismaélisme oriental (15 millions de fidèles de nos jours), avec à leur tête l'Aga Khan.

L'idéologie nizârite cherche à promouvoir « la paix entre les Hommes par l'exaltation du libre-arbitre ».

Les nizârites affirment qu'ils sont les seuls à avoir un imam vivant et existant (non occulté), l'Aga Khan, et que donc, en toute logique, leur imamat est bien le vrai imamat.

Origine[modifier | modifier le code]

À l'origine, ceux qu'on appelle les nizâriens sont des adeptes de l'ismaélisme en Perse, c'est-à-dire une communauté chiite minoritaire dans une région sous la tutelle de vizirs sunnites. Sous la direction de leur chef charismatique Hassan-i Sabbâh, parfois surnommé « le Vieux de la Montagne », les ismaéliens prennent le contrôle du fort d'Alamût en 1090 et étendent leur influence en Iran ainsi qu'en Syrie.

Après la mort du calife fatimide Mustansir Billâh, en 1094, une grave scission se produit dans la communauté ismaélienne au sujet de la succession à l'imamat. Al-Mustansir aurait, selon la tradition nizârite, désigné son fils Nizâr comme héritier ; par contre son jeune fils Ahmad gagne l'appui de son beau-père, le vizir Al-Afdhal, qui le place sur le trône avec le titre d'Al-Musta‘lî.

Selon la version nizarite, l'imam Nizâr, après s'être réfugié à Alexandrie, est attaqué à plusieurs reprises par le vizir Al-Malik al-Afdhal. Finalement l'armée d'Al-Afdhal arrête Nizâr et son gouverneur, et ils sont menés devant Al-Musta‘lî. Le gouverneur est tué sur-le-champ et l'imâm Nizâr meurt emprisonné en 1097. Avant de mourir, Nizâr désigne son fils Al-Hâdî pour lui succéder au trône de l'imamat et ce dernier rejoint Hasan ibn Sabbâh à Alamût. L’Empire fatimide était très affaibli par la crise économique et le manque d’unité parmi les ismaéliens. De plus, le pouvoir militaire entre les mains initialement du vizir Badr al-Jamâlî (un ancien esclave arménien) puis de son fils Al-Afdhal, commençait à décliner, alors que le pouvoir à Alamût subsistera jusqu'au XIIIe siècle.

Hasan-i Sabbâh et les ismaéliens de Perse font allégeance à Nizâr et à sa descendance. Les ismaéliens nizaristes s'emparent de la forteresse de Qadmûs (la Cademois pour les croisés) dans la région du Jabal Bahrâ‘ en 1132 ; Masyâf, la place forte la plus importante, est prise en 1140-1141. C'est ainsi que les ismaéliens nizâriens de Syrie furent dirigés par des délégués envoyés par les seigneurs d'Alamût ; le plus célèbre d'entre eux était Rachid ad-Din Sinan (1162-1192) qui dirigea la prédication (da‘wa) ismaélienne en Syrie. Ces ismaéliens nizaristes sont aussi appelés bâtinîs[1] car ils professent une lecture ésotérique du Coran, le coran bâtin[2] étant le côté secret des choses[réf. nécessaire].

Selon Wladimir Ivanow et Henry Corbin, le petit-fils de Nizâr (Al-Muhtadî ?) aurait été amené à la forteresse d'Alamût par Hasan ibn Sabbâh, qui dirigea la campagne nizârienne au nom de l'imam. La situation était analogue à la période de clandestinité (dawr al-satr), qui prévalait avant la montée des fâtimides, car les imâms restaient cachés (mastûr) à la vue du public pour éviter les persécutions dont ils étaient l’objet. Cette période de l'histoire est très confuse, car nous avons très peu de sources historiques ismaéliennes, la majorité des documents disponibles sont ceux écrits par les historiens sunnites, les plus âpres adversaires des ismaéliens nizâriens. Ces derniers croient que la descendance de Nizâr a survécu mais elle est demeurée cachée du public pour éviter les persécutions. Durant cette période d’incertitude Hasan-i Sabbâh était le représentant officiel qui entretenait une relation privilégiée avec l’imam pour mener la communauté à travers cette période turbulente.

Ainsi les historiens sunnites, ‘Atâ-Malik Juwaynî (gouverneur de Bagdad), Rashid al-din Fadl Allah (vizir des Houlagides Ghazan et Oldjaïtou) et l'auteur du livre intitulé Sargudhasht-i Sayyidnâ nous ont rapporté une version partielle et non objective de l'ismaélisme qui s’est développé à Alamût. Hasan ibn Sabbâh était à la fois un homme politique et religieux. Selon le philosophe Christian Jambet, « il créa un réseau de forteresses, permettant de contrôler le territoire alentour, réseau qui, consolidé à partir de 1124 par son successeur Kiya Buzurg-Ummîd, comprenait des zones telles le Rudbar avec Alamût, centre de la nouvelle convocation, le Daylam et la région de Qazvin, le fief de Gerdkûh plus à l'est, non loin de Damghan, la région de Ray, quelques positions au Khuzestan, une forte implantation au Kouhistan, entre Nichapur et Qâ’in[3]. » Les régions appartenant aux ismaéliens nizâriens faisaient face aux différentes attaques de l’armée Saljûqs, de plus les Abbassides voulaient isoler les nizâriens afin de les faire disparaître de la région.

Le fils de Kiya Buzurg-Ummîd, Muhammad II (en), entreprit en 1138 de consolider le petit territoire nizârien, jusqu’à sa mort en 1162. Par la suite, comme la période était plus favorable et plus paisible, l’imâm Hasan ‘Alâ Dhikrihi al-Salâm, le descendant légitime de Nizâr, assuma pleinement la responsabilité l’administration de l’État nizârien.

La « Grande Résurrection »[modifier | modifier le code]

En 1162, Hasan II succède à son père (Al-Qâhir). Il va totalement bouleverser les conceptions religieuses nizâriennes. Le , il proclame la « Résurrection des Résurrections » (Qiyâmât al-Qiyâmât) devant une assemblée de croyants réunis à Alamût. Cette proclamation initiait les croyants au sens caché (bâtin) de la révélation afin de dévoiler la vérité (haqîqat), elle avait pour conséquence la levée de la loi religieuse (sharî‘a), non pas en l’abolissant mais en la considérant comme une étape préliminaire avant de la parachever avec la signification intérieure. Le cycle prophétique de Mahomet désormais achevé, les imams avaient pour mission de dévoiler le sens caché, en expliquant la dimension intérieure du Coran, en allant au sens premier, c’est-à-dire à la source de la révélation.

L’ismaélien nizârien Abû Ishâq-i Qohistânî, de la fin du XVe siècle, rapporte un extrait de la Grande Résurrection :

« Ô vous, les êtres qui peuplez les univers ! Vous, génies, hommes et anges ! Sachez que Mawlâ-nâ (notre Seigneur) est le Résurrecteur (Qâ’im al-Qiyâma). Il est le Seigneur des êtres, il est le Seigneur qui est l’existence absolue (wujûd mutlaq), excluant ainsi toute détermination existentielle, car il les transcende toutes. Il ouvre la porte de sa miséricorde, et par la lumière de sa connaissance il fait que tout être soit voyant, entendant, parlant, vivant pour l’éternité[4]. »

Le règne de Hasan ‘Alâ Dhikrihi al-Salâm est bref, il est tué par blessure en 1166[5]. Son successeur l'imam Nûr al-dîn Muhammad poursuit cette mission spirituelle jusqu'en 1210. L’imam suivant, Jalâl al-dîn Hasan, proclame que la communauté entre à nouveau dans une période de clandestinité (satr). Hasan III (en) met plus d’emphase sur la sharî‘a afin d'établir de bonnes relations avec les sunnites, ce qui lui permet d'acquérir de nouveaux territoires. Son fils Muhammad III donne un peu moins d'importance à la sharî‘a, il restructure la doctrine et la pratique de la dissimulation de la foi (taqiyya) est rétablie pour entrer de nouveau en période de clandestinité (satr).

Le déclin[modifier | modifier le code]

L'État ismaélien à Alamût prend fin au XIIIe siècle avec l'invasion des Mongols dirigée par le conquérant Houlagou Khan. Rukn ad-Dîn Khurshâh est assassiné au cours de cette invasion vers 1255-1256. L'ismaélisme nizârien se perpétue en Perse, caché sous le manteau du soufisme ; un début d'émigration vers l'Inde s'amorce. Une partie des nizâriens préfère rester sur place puis migrer vers l'ouest.

« Je quittai cette ville[6], et je passai par le château de Kadmoûs, puis par celui de Maïnakah[7], celui d’Ollaïkah[8], dont le nom se prononce comme le nom d’unité d’ollaïk, et celui de Misyâf, et enfin par le château de Cahf[9]. Ces forts appartiennent à une population qu’on appelle Elismâïliyah[10] ; on les nomme aussi Elfidâouiyah[11] ; et ils n’admettent chez eux aucune personne étrangère à leur secte. Ils sont, pour ainsi dire, les flèches du roi Nâcir[12], avec lesquelles il atteint les ennemis qui cherchent à lui échapper en se rendant dans l’Irâk, ou ailleurs. Ils ont une solde ; et quand le sultan veut envoyer l’un d’eux pour assassiner un de ses ennemis, il lui donne le prix de son sang ; et s’il se sauve après avoir accompli ce qu’on exigeait de lui, cette somme lui appartient ; s’il est tué, elle devient la propriété de ses fils. Ces Ismaéliens ont des couteaux empoisonnés, avec lesquels ils frappent ceux qu’on leur ordonne de tuer. »

— Ibn Battûta, op. cit., vol. I (lire en ligne), p. 157-158.

Les descendants[modifier | modifier le code]

On connaît mal l’histoire des nizâriens dans la période qui suivit les destructions et les massacres des Mongols. Ce qui reste de la communauté se disperse en groupes isolés et tente de survivre le plus discrètement possible, toujours sous la menace de persécutions des sunnites. Le mouvement connaît une certaine résurgence au XVe siècle. La petite ville iranienne d’Anjudan (en) est choisie comme siège de la communauté et des missionnaires sont envoyés en Inde et en Asie centrale.

Au XIXe siècle, Hasan ‘Alî Shâh, imam héritier de la longue succession des imams ismaéliens nizâriens, reçoit le titre d’Aga Khan des mains du Shâh d’Iran. Obligé de quitter l’Iran pour des raisons politiques, Hasan ‘Alî Shâh s’installe en Inde. L'administration britannique impose aux Khôjas de le reconnaître comme leur imam, beaucoup refusent. De nos jours, c'est le prince Shâh Karîm al-Husaynî Aga Khan IV qui dirige la communauté ismaélienne.[réf. nécessaire]

Selon Carole Faucher, professeure à la Graduate School of Education de l'Université Nazarbayev au Kazakhstan, on trouve de nos jours deux grandes communautés ismaéliennes nizârites : une dans les vallées des massifs montagneux de l'Hindou Kouch, du Karakorum et du Pamir, l'autre représentée par les Khojas, des descendants de convertis hindous du nord de l'Inde[13].

Les imams nizâriens aux XIe et XIIe siècles[modifier | modifier le code]

Imams ismaéliens.
Les imams nizâriens en Perse et en Syrie
Règne Imam Représentant de l’imam Région(s)
1094-1095 Nizâr Hassan ibn al-Sabbâh Perse
1095-1096 ? `Alî ben Nizâr al-Hâdî Hassan ibn al-Sabbâh Perse et Syrie
1096 ?-1124 al-Muhtadî ? Hassan ibn al-Sabbâh Perse et Syrie
1124-1138 Al-Môhtadî ben al-Hâdî Kiya Buzurg-Ummîd Perse et Syrie
1138-1162 Al-Qâhir ben el-Môhtadî bi-Ahkâmî’l-Lâh Muhammad ben Kiya Buzurg-Ummîd Perse et Syrie
1162-1166 Hasan II ‘Alâ Dhikrihi al-Salâm Rachid ad-Din Sinan Perse et Syrie
1166-1210 Muhammad II Imâm Nûr’ûd-Dîn Perse et Syrie
1210-1221 Hasan III Imâm Jalâl ad-Dîn Perse et Syrie
1221-1255 Muhammad III Imâm ‘Alâ ad-Dîn Perse et Syrie
1255-1257 Rukn ad-Dîn Khurshâh Perse et Syrie

Notes à propos des nizârites[modifier | modifier le code]

Doctrine du « ta‘lim »[modifier | modifier le code]

Souvent défini comme l'enseignement de l'imam, la doctrine du ta‘lîm fut développée plus particulièrement par Hasan-i Sabbâh. Al-Ghazali utilisa le mot de ta‘lîmiyya pour désigner les ismaéliens afin de les attaquer avec une hostilité spécialement violente dans son traité Kitâb al-Mustazhirî. Les ismaéliens en général ne suivent pas le sens littéral du Coran, mais beaucoup plus le sens ésotérique (bâtin) qui est donné par l'imam ; cet enseignement est appelé communément ta‘lîm. Ainsi les ismaéliens accordent beaucoup d'importance à l'exégèse spirituelle (ta'wîl), qui consiste à découvrir le sens caché derrière le zâhir. Le ta'wîl donné par l'imam éclaircit les versets allégoriques du Coran et donne le sens ésotérique des réalités transcendantales (haqâ'iq). Grâce à cet enseignement ta‘lîm, le croyant (murîd) a la possibilité de connaître et de s'unir à la déité. La charia, dans le sens de religion littérale, est néanmoins utile dans l'ismaélisme ; elle constitue la première étape de l'initiation. Comme l'imam est sâmit (« silencieux »), ce n'est pas lui qui enseigne les mustajîbs (néophytes), c'est le hujja qui transmet la ta‘lîm de l'imam. Grâce à son inspiration divine (ta'yîd) et à son raisonnement pur (‘aqlânî), le hujja est capable de transmettre l'enseignement de l'imam à l'adepte. L'homme laissé à lui-même est incapable de percevoir les réalités spirituelles, car il a tendance à associer à la déité des qualités anthropomorphiques.

Durant le Cycle d'épiphanie (Dawr al-kashf) où l'Imâm se manifeste intégralement, le zâhir et le bâtin sont en concomitance ; les adeptes connaissent le bâtin du zâhir, la présence du Hujja n'est donc plus nécessaire. Il n'y a donc plus de ta‘lîm.

Étymologie de « assassin »[modifier | modifier le code]

Existe-t-il un lien étymologique entre les termes « haschisch » et « assassin » ? Sur ce sujet, les avis divergent. Dans le Trésor de la langue française informatisé, on peut lire la thèse qui a largement prévalu en Occident depuis les croisades jusqu'à nos jours : le terme assassin provient de l'italien assassino, assessino, lui-même emprunté à l'arabe hashishiyyin, nom donné aux ismaëliens de Syrie par leurs ennemis[14], et désignant les consommateurs de haschich. Cette étymologie et la légende qui l'accompagne ont nourri l'imagination de nombreux auteurs, parmi lesquels on peut citer l'écrivain slovène Vladimir Bartol (Alamut), le scénariste et dessinateur de bandes dessinées italien Hugo Pratt (La Maison dorée de Samarkand). Depuis les attentats du 11 septembre 2001, enfin, certains voudraient établir des parallèles, sinon une filiation, entre les méthodes de la secte des Assassins et celles d'Al-Qâ`ida[15].

Cette grille de lecture est toutefois remise en cause à plusieurs niveaux :

  1. D'abord, lors du voyage de Marco Polo, Alamût n'est plus qu'une ruine, ce qui affaiblit considérablement la portée de son témoignage : contrairement à ce qu'il prétend, il n'a pas été le témoin oculaire direct des faits qu'il relate. Son témoignage ne mentionne d'ailleurs pas explicitement le haschisch dans le conditionnement des fedayins[16], mais « certain breuvaige à boire, par le moyen duquel ils eſtoient incontinent troublez de leur eſperit, & venoient à dormir profondement ».
  2. Ensuite, sur le plan pharmacologique, le haschisch ne paraît pas à première vue la substance tirée du règne végétal la plus indiquée pour conditionner des hommes à l'assassinat politique, ni à faciliter son exécution (timing, coordination psychomotrice indispensable pour l'approche de la cible). Rappelons qu'à cette époque la pharmacopée arabe fait appel de manière courante à l'opium et à des solanacées qui seront qualifiées au XIXe siècle d'héroïques (jusquiame, belladone). Le psychiatre libanais Antoine Boustany analyse les rapports des haschischins du XIIe siècle et des terroristes des temps modernes avec la drogue : « À mon avis, accusation et rumeur sont dénuées de fondement et ne sont pas conformes à la réalité chez ce corps d'élite. Les présenter comme de vulgaires drogués ou des malades agissant sous l'effet de substances toxiques relève de l'aberration, d'une méconnaissance des faits et à la limite du dénigrement. […] Mais dire qu'ils sont mus par une « drogue » sans seringue, divine ou idéologique, rend mieux compte de la réalité et paraît plus satisfaisant pour l'esprit. »[17]
  3. L'orientaliste français Henry Corbin penche pour une construction mentale fantasmatique, et parle de « roman noir qui a obscurci longtemps le nom de l’Ismaélisme en absence de textes authentiques. Les responsables sont sans doute, en premier lieu, l’imagination des Croisés et celle de Marco Polo. Mais au XIXe siècle encore, un homme de lettres et orientaliste autrichien, von Hammer-Purgstall, projetant… son obsession des « sociétés secrètes », les soupçonna de tous les crimes qu’en Europe les uns attribuèrent aux Francs-Maçons, les autres aux Jésuites ; il en résulta cette Geschichte der Assassinen de 1818, qui passa longtemps pour sérieuse. À son tour, Silvestre de Sacy, dans son Exposé de la religion des Druzes de 1838, soutient avec passion son explication étymologique du mot « Assassins » par le Hashshâshîn (ceux qui font usage du hashîsh). […] Le plus étrange est que des Orientalistes se soient faits ainsi, en compagnie d'auteurs avides de sensationnel, les complices, jusqu'à nos jours, de cette rumeur anti-ismaélienne qui aurait pour origine le califat abbasside de Bagdad (manipulé par les Turcs Seljouks, puisque fondamentalement le Califat était en lutte de palais avec le Sultan Turc et que tous les assassinats de Califes étaient attribués aux Nizarites). Wladimir Ivanow et la Ismaili Society de Karachi (anciennement à Bombay), démentent cette étymologie ». Bernard Lewis, dans son livre traduit et préfacé en 1984 par Maxime Rodinson, fait cette même critique en excluant la possibilité que le mot « assassin » vienne de l'arabe Hashshâshîn[18] mais il ne propose pas de solution alternative.
  4. Amin Maalouf donne, dans son roman Samarcande (mettant en scène, entre autres, Hassan ibn al-Sabbah), une étymologie différente. Le mot proviendrait de asâs[19], qui signifie « base », « fondement » : « D'après les textes qui nous sont parvenus d'Alamout, Hassan aimait appeler ses adeptes Assassiyoun, « ceux qui sont fidèles au Assas », au « Fondement » de la foi, et c'est ce mot, mal compris des voyageurs étrangers, qui a semblé avoir des relents de haschich. »

Hors considérations littéraires, la recherche historique voit dans « hashishin » un surnom péjoratif (« aussi insignifiant que l'herbe », « personne de basse extraction ») donné par leurs adversaires aux fidai'n. Ils usaient de l'assassinat politique, et spectaculaire, pour se prémunir contre ceux-là, à défaut de forces armées structurées. Le rapprochement lexical avec le cannabis est fortuit et rien n'atteste l'utilisation de drogues, ou d'orgies destinées au candidat à une mission-suicide ; il est d'usage dans le Moyen-Orient médiéval de discréditer ainsi ses adversaires[20].

Assassins[modifier | modifier le code]

Le mot apparaît en Europe au moment de la rencontre entre les croisés et le monde musulman, au Moyen-Orient.

En 1175, un rapport d'un envoyé de l'empereur Frédéric Barberousse en Égypte et Syrie note : « Sachez, qu'aux confins de Damas, d'Antioche et d'Alep, il existe dans les montagnes une certaine race de Sarrasins qui, dans leur dialecte, s'appellent Heyssessini, et en romain, segnors de montana. Cette race d'hommes vit sans lois, contre les lois des Sarrasins et dispose de toutes les femmes, sans distinction, y compris leurs mère et sœurs. Ils vivent dans les montagnes et sont presque inexpugnables car ils s'abritent dans des châteaux bien fortifiés. […] Ils ont un maître qui frappe d'une immense terreur tous les princes sarrasins proches ou éloignés, ainsi que les seigneurs chrétiens voisins, car il a coutume de les tuer d'étonnante manière. […] De leur prime jeunesse jusqu'à l'âge d'homme, on apprend à ces jeunes gens à obéir à tous les ordres et à toutes les paroles du seigneur de leur terre qui leur donnera alors les joies du paradis parce qu'il a pouvoir sur tous les dieux vivants. On leur apprend également qu'il n'y a pas de salut pour eux s'ils résistent à sa volonté. […] Alors, comme il leur a été appris et sans émettre ni objection ni doute, ils se jettent à ses pieds et répondent avec ferveur qu'ils lui obéiront en toutes choses qu'il donnera. Le prince donne alors à chacun un poignard d'or et les envoie tuer quelque prince de son choix[21]. »

Ce récit se faisait probablement l'écho de ceux des musulmans sunnites opposés à la secte, encore inconnue des chrétiens.

Quelques années plus tard, c'est l'évêque Guillaume de Tyr qui écrira sur eux : « Le lien de soumission et d'obéissance qui unit ces gens à leur chef est si fort qu'il n'y a pas de tâche si ardue, difficile ou dangereuse que l'un d'entre eux n'accepte d'entreprendre avec le plus grand zèle à peine leur chef l'a-t-il ordonné. S'il existe, par exemple, un prince que ce peuple hait ou dont il se défie, le chef donne un poignard à un ou plusieurs de ses affidés. Et quiconque a reçu l'ordre d'une mission l'exécute sur-le-champ, sans considérer les conséquences de son acte ou la possibilité d'y échapper. Empressé d'accomplir sa tâche, il peine et s'acharne aussi longtemps qu'il faut jusqu'à ce que la chance lui donne l'occasion d'exécuter les ordres de son chef. Nos gens comme les Sarrasins les appellent Assissini ; l'origine de ce nom nous est inconnue. »

En 1192, après les meurtres de princes et d'officiers musulmans, tombe sous leurs coups de poignard le premier chrétien, Conrad de Montferrat, roi du royaume latin de Jérusalem. Ce meurtre va marquer les esprits des croisés et faire passer le surnom donné à la secte dans le langage courant.

Il faudra les recherches historiographiques, à partir du XIXe siècle, pour sortir le Vieux de la Montagne et ses partisans des récits médiévaux et comprendre l'histoire de cette branche de la religion musulmane.

Relations avec le califat abbasside[modifier | modifier le code]

Si l'on se replace dans le contexte temporel, le califat abbasside perdait de l'influence à l'Ouest face aux fatimides et à l'est face à l'avancée des armées turco-mongoles. le Califat entra dans une période de conflit de succession au Xe siècle ce qui permit aux Turcs de s’immiscer dans les affaires du palais et donc d'écarter l'influence chiite sur le califat et vont promouvoir un sunnisme rigoriste en opposition au courant mutazilisme alors en vigueur dans le califat. À partir de ce moment les Seldjoukides se lanceront d'eux-mêmes dans de vastes campagnes militaires en Anatolie et en Syrie contre les Byzantins où ils pilleront les richesses et s'installeront durablement (fondant le premier sultanat de Roum, prémices d'un futur Empire ottoman). Ce faisant les Seldjoukides interdisent les flux migratoires de pèlerins chrétiens déclenchant ainsi la première croisade en 1099. Impuissant, le califat de Bagdad était condamné à se débattre difficilement pour sortir de l'orbite des Seldjoukides, il ne pouvait compter que sur de rares soldats et proches ainsi que sur sa garde de Khorassaniens puisque les émirs complotaient également en permanence autour de lui pour usurper du pouvoir. De nombreux califes (Ar-Rachid et Al-Mustarchid notamment) tentèrent des soulèvements, révoltes ou provocations et furent tous assassinés peu de temps après. Pratiquement tous ces assassinats furent décrits alors comme étant ceux des nizarites.

Il est donc important de savoir que le califat abbasside était à l'époque contrôlé par l'Empire seldjoukide, puisque fondamentalement le califat était en lutte de palais avec le sultanat turc et que tous les assassinats de califes étaient attribués à tort ou à raison aux nizarites (l'exemple de Al-Mustarchid est frappant).

Il est d'ailleurs intéressant d'apprendre que vers sa fin, le califat abbasside conclut une alliance avec les nizarites pour former une coalition, face à l'avancée des troupes mongoles[22],[23] de Houlagou Khan, ce qui prouve finalement que l'antagonisme entre les Abbassides et les nizarites n'était peut-être pas aussi fort que le prétendent certains.

Durant cette obscure période du monde musulman (marquant également le déclin de la culture arabe au profit des Turcs), il n'est pas impossible qu'un camp ou un autre ait instrumentalisé l'image des nizarites, afin de se déresponsabiliser. Il devint ainsi probablement plus simple de dire qu'un « assassin » venu des montagnes avait tué le calife plutôt que de se mettre à dos la population locale.

Finalement, les nizarites et le califat abbasside ne purent faire face aux armées de Baïdju et de Houlagou Khan qui pillèrent les places fortes nizarites et provoquèrent la tragique destruction de Bagdad (à partir de ce moment la période qui suivra est parfois considérée comme un déclin pour le monde musulman, et surtout pour le monde arabe, qui tombe totalement entre les mains des Mamelouks et des Turcs).

Apparitions dans des œuvres de fiction[modifier | modifier le code]

Notes et références[modifier | modifier le code]

  1. En arabe : bāṭinīy, باطنيّ.
  2. En arabe : bāṭin, باطِن, « occulte », « secret », « ésotérique ».
  3. Chapitre d’introduction de Christian Jambet dans La Convocation d'Alamût, de Nasîr al-dîn Tûsî, p. 12-13.
  4. Extrait traduit par Henry Corbin, Huitième Centenaire d’Alamût, p. 299-300.
  5. Daftary, 1990, p. 391.
  6. Sahyoûn, où se trouve la forteresse de Qal'at Salah El-Din connue sous les noms de Qal`at Sahyun ou Château de Saône.
  7. Château de Maïnakah, en arabe qalʿa manīqa, قلعة المنيقة (position : 35° 14′ 03″ N, 36° 05′ 46″ E).
  8. Château d’Ollaïkah, en arabe qalʿa al-ʿulayqa, قلعة العليقة, se prononce comme ollaïk (en arabe ʿullayq علّيق, « ronce ») d'après Ibn Battuta (position : 35° 10′ 38″ N, 36° 07′ 22″ E).
  9. Château de Cahf, en arabe qalʿa al-kahf, قلعة الكهف, « citadelle de la caverne » (position : 35° 01′ 18″ N, 36° 05′ 32″ E).
  10. Elismâïliyah : « les ismaéliens ».
  11. Elfidâouiyah : « les fedayin », de l'arabe fidāʾī, فدائي, « celui qui se sacrifie », pl. fidāʾīyūn, فدائّون. Ce nom a été repris par les commandos palestiniens dans le conflit avec l'État d'Israël.
  12. An-Nâsir Muhammad sultan mamelouk burjite d'Égypte qui règne sur la Syrie au moment du voyage d'Ibn Battuta.
  13. Les Ismaéliens du Tadjikistan : entre tradition et mondialisation - Carole Faucher - Dans Relations numéro 794 - Février 2018
  14. Informations lexicographiques et étymologiques de « Assassin » dans le Trésor de la langue française informatisé, sur le site du Centre national de ressources textuelles et lexicales.
  15. Philippe Ilial, La « secte des assassins » à travers les chroniques médiévales.
  16. Marco Polo, Le Livre des merveilles, édition Jehan Longis, 1556 [lire en ligne], p. 17-19.
  17. Antoine Boustany (préf. Claude Olivenstein), Drogues de paix, drogues de guerre, Paris, Hachette Littératures, coll. « Pluriel » (no 926), , 232 p. (ISBN 978-2-01-278926-5, OCLC 40820529), Folie chimique ou divine ?, chap. 6, p. 126-144.
  18. Bernard Lewis (trad. Annick Pélissier, préf. Maxime Rodinson), Les Assassins : terrorisme et politique dans l'Islam médiéval [« The assassins. A radical sect in Islam »], Bruxelles, Ed. Complexe, coll. « Historiques » (no 3), , 208 p. (ISBN 978-2-87027-845-1, OCLC 47840189), p. 46-47.
  19. (arabe asās, اساس, « base », « fondement », « fondation », « racine »), qu'on peut rapprocher pour son sens de al-Qâ`ida (arabe qāʿida, قاعدة, « base », « fondement », « fondation », « socle », « règle », « principe »).
  20. Philippe Bondurand, « Hashishins : sous la cape, le poignard », Guerres & Histoire - Science & Vie, no 38,‎ , p. 64 (ISSN 2115-967X).
  21. Bernard Lewis (trad. Annick Pélissier, préf. Maxime Rodinson), Les Assassins : terrorisme et politique dans l'Islam médiéval [« The assassins. A radical sect in Islam »], Bruxelles, Éd. Complexe, coll. « Historiques » (no 3), , 208 p. (ISBN 978-2-87027-845-1, OCLC 47840189), p. 37.
  22. Vladimir A. Ivanov, Alamut and Lamasar, Téhéran, Ismaili Society, 1960, p. 29.
  23. Farhad Daftary, The Ismailis: their history and doctrines, Cambridge, Cambridge University Press, 1990, p. 406.

Annexes[modifier | modifier le code]

Articles connexes[modifier | modifier le code]

Liens externes[modifier | modifier le code]

Bibliographie[modifier | modifier le code]

  • Ibn Battûta (trad. de l'arabe par C. Defremery et B. R. Sanguinetti (1858)), Voyages, De l’Afrique du Nord à La Mecque, vol. I, Paris, François Maspero, coll. « La Découverte », , (format .pdf) 398 (ISBN 2-7071-1302-6, présentation en ligne, lire en ligne).
  • Jean de Joinville, Memoirs of John Lord de Joinville, traduit par T. Johnes Hafod, 1807.
  • Von Hammer-Purgstall, Geschichte der Assassinen, 1818.
  • Sylvestre de Sacy, Exposé de la religion des Druses, 1838.
  • Nizâm al-Mûlk, Traité de gouvernement, trad. Schefer, Paris, 1891.
  • Wladimir Ivanow, « Some Ismaili Strongholds in Persia », Islamic Culture, vol. 12, 1938 p. 383-396.
  • Wladimir Ivanow, « Tombs of Some Persian Ismaili Imams », Journal of Bombay Branch of the Royal Asiatic Society, vol. 14, 1938, p. 63-72.
  • Marshall G. S. Hodgson, The Order of Assassins, La Haye, 1955.
  • J. A. Boyle, The History of the World Conqueror by Ala-ad-Dîn Ata-malik Juvaini, Manchester, vol. 2, 1958.
  • Wladimir Ivanow, Alamût and Lamasar, Association ismaélienne, Téhéran, 1960.
  • Henry Corbin, Huitième Centenaire d’Alamût, éd. Mercure de France, 1965, p. 285-304.
  • Clifford Edmund Bosworth, The Islamic Dynasties, Edinburgh University Press, 1967, p. 127-128.
  • Bernard Lewis (trad. Annick Pélissier, préf. Maxime Rodinson), Les Assassins : terrorisme et politique dans l'Islam médiéval [« The assassins. A radical sect in Islam »], Bruxelles, Ed. Complexe, coll. « Historiques » (no 3), , 208 p. (ISBN 978-2-87027-845-1, OCLC 47840189).
  • Henry Corbin, Histoire de la philosophie islamique, éd. Gallimard, Paris, 1986.
  • Amin Maalouf, Samarcande. Il y conteste l'étymologie du terme « assassin », 1986.
  • Christian Jambet, La Grande Résurrection d'Alamût. Les formes de la liberté dans le shî’isme ismaélien, éd. Verdier, Lagrasse (Aude), 1990. Étude complète. Lire sur le site de l'éditeur le très intéressant compte rendu qu'en fit alors Benny Lévy : [1].
  • Farhad Daftary, The Ismâ‘îlî: Their History and Doctrines, Cambridge University Press, 1990.
  • Nasîr al-dîn Tûsî, Rawdat al-taslîm, traduit par Christian Jambet dans La Convocation d’Alamût, Lagrasse, éd. Verdier, Lagrasse (Aude), 1996.
  • Diana Steigerwald, « The Multiple Facets of Isma‘ilism », Sacred Web: A Journal of Tradition and Modernity, vol. 9, 2002, p. 77-87.
  • Diana Steigerwald, « Ismâ‘îlî Ta’wîl », The Blackwell Companion to the Qur’ân, sous la direction d’Andrew Rippin, éd. Blackwell Publishing, Oxford, 2006, p. 386-400.
  • Christine Millimono, La secte des Assassins : XIe – XIIIe siècles : des « martyrs » islamiques à l'époque des croisades, Paris, L'Harmattan, coll. « Comprendre le Moyen-Orient », , 262 p. (ISBN 978-2-296-07597-9, OCLC 468166345, lire en ligne).
  • Jad Hatem, Un paradis à l'ombre des épées. Nietzsche et Bartol, éd. L'Harmattan, Paris, 2010.