Minorité dominante — Wikipédia

Une minorité dominante est un sous-ensemble minoritaire d'une population qui détient un pouvoir prédominant et disproportionné dans les domaines militaire, religieux, foncier, financier, commercial, politique, médiatique… Il peut s'agir d'une minorité d'aristocrates, de gros propriétaires de terres ou de troupeaux, de mines, d'esclaves, d'usines, de maisons de commerce, de caravanes, de navires ou de banques.

Une minorité dominante peut être purement sociale, non-différente de la majorité dominée par sa culture (cas, en Afrique, des Tutsi qui partagent la même langue, histoire, tradition et religion que les Hutu, ou encore cas des Brahmanes en Inde : on parle alors de « classe » ou de « caste ») ou bien, en outre, être définie par des caractères culturels propres (origines, mythes fondateurs, religion, « race », culture ou nationalité différents de la majorité : on parle alors de groupe ethnique)[1]. En Grèce antique, quatre termes définissaient les groupes humains : γένος / genos signifiant « clan dominant, noble », ἔθνος / éthnos signifiant « gens de même origine », δῆμος / dêmos signifiant « peuple du lieu, citoyens » et λάος / laos signifiant « peuple assemblé, foule » : les grandes familles patriciennes (genos) constituaient initialement les minorités dominantes, tels les mythiques Atrides d’Homère ou les réels Eupatrides de l’Athènes antique[2].

La minorité dominante peut être d’origine exogène lorsqu’elle est issue d’une immigration conquérante, comme dans le cas des Celtes (terme signifiant « les meilleurs »)[3] arrivés en Europe occidentale au VIe siècle av. J.-C.[4] ou encore des colons européens dans les empires coloniaux. Elle peut aussi être d’origine endogène, comme les « élites » structurées par conversion à l’exemple des protestants d’Irlande avant l’indépendance du sud de l’île ou bien fonctionnant par cooptation à l’exemple de la gentry de l’Occident[5], de l’armée birmane qui combat vigoureusement le peuple dont elle est issue[6] ou de l’oligarchie des systèmes communistes[7] convertie à l’économie de marché, mais non à la démocratie[8].

Problématique[modifier | modifier le code]

Dans la République de Platon, l’auteur expose le concept d’« élite » en tant que minorité dominante éclairée, qui s’oppose à la pensée démocratique et aux concepts d’égalité de tous, au motif que pour donner son avis et participer à la vie publique, il faut être initié à la philosophie politique. Toutefois, pour Gaetano Mosca, « le pouvoir est toujours exercé par une minorité organisée » et « il n'y a point de démocratie même dans les régimes qui se disent démocratiques »[9], désignant d'ailleurs ces diverses minorités dominantes par les termes de classe politique ou de classe dirigeante[5]. Ainsi pour Mosca mais aussi pour Vilfredo Pareto, « quelle que soit la nature du régime politique, il y a toujours une élite, une minorité qui gouverne tandis que la masse de la population est gouvernée. Toutes les sociétés voient ainsi s’établir un partage inégale des richesses, du pouvoir et du prestige; ceux qui concentrent ces privilèges entre leurs mains sont l’élite »[10].

Cette concentration de richesses économiques, de pouvoirs politiques et de prestiges culturels entre les mains d’une élite peut parfois de facto ou de jure profiter à un groupe ethnique en raison d’un héritage historique particulier (conquêtes territoriales, colonisation, comme dans le cas des Blancs créoles en Martinique[11]). En Union de l'Afrique du Sud puis en République d’Afrique du Sud, le South Africa Act et les constitutions suivantes ont accordé institutionnellement aux Blancs d'Afrique du Sud une position dominante par rapport aux autres groupes de population dont les noirs, largement majoritaires. Cette position institutionnelle garantissant une place prédominante (politique, économique et culturelle) à une minorité « raciale » résultait de l’histoire des quatre colonies constitutives du nouvel État, une position qui fut d'ailleurs renforcée par la mise en œuvre de l’apartheid (1948-1991). En Rhodésie du Sud, la colonisation plaça également les populations de souche européenne en situation de domination politique et sociale jusqu’à la création du Zimbabwe en 1980 et économique durant encore plusieurs années en raison du savoir-faire de ses membres au sein de l’industrie céréalière. C’est aussi le cas des populations de souche européenne au Brésil, en Colombie ou en Jamaïque, et de la « nomenklatura », « princes rouges » et leur descendance dans l’ex-bloc de l'Est et en Chine)[12].

Le maintien de la position dominante d’une élite face à la population politiquement et économiquement dominée nécessite que cette dernière soit maintenue dans l’ignorance et/ou la crainte. L’éducation de la majorité dominée permet une réflexion éclairée et encourage le désir soit d’intégration à l’élite lorsque celle-ci ouvre ses rangs[13], soit d’émancipation par l’abolition des privilèges de l’élite, lorsque celle-ci refuse les concessions[14]. La minorité peut avoir tendance à recourir à la violence légale (armée, forces de police, police politique) ou illégale (intimidation et violence politique contre des candidats indépendants en Colombie, escadrons de la mort comme durant la guerre civile au Salvador, junte militaire birmane). L’exclusion politique de la majorité, qu’elle soit démographique ou sociale, peut conduire à des phénomènes de protestations quasi-insurrectionnels (Tea Party, Intifadas), insurrectionnels ou révolutionnaires contre l’élite dominante (Révolution française, Révolution de 1917 en Russie), à la dislocation d’États (Autriche-Hongrie, URSS, Yougoslavie), ou encore à la chute d'empires coloniaux (avec expulsion des colons dans de nombreux cas : Empire des Indes, Algérie, Zimbabwe).

Au-delà des minorités ethniques ou économiques dominantes, la sociologie des élites politiques, médiatiques et intellectuelles participe à alimenter un discours anti-élite, proportionnel à la tendance de celle-ci à fonctionner en circuit fermé (par exemple via la transmission des valeurs enseignées utilisées comme instrument de domination)[15].

Dans certains cas, les termes de lobbies pourront être évoqués par les opposants aux minorités, qu’elles soient ou non dominantes[16],[17].

Critères, exemples[modifier | modifier le code]

La domination d'une minorité peut s'exercer sur un supposé « ordre naturel inégalitaire » dans lequel une certaine catégorie de personnes est censée être « supérieure » et par conséquent en droit et devoir de gouverner, dominer et éventuellement asservir les autres[18]. La catégorie supposée « supérieure » peut être définie selon différents critères :

Parade du Ku Klux Klan à Washington, D.C. en 1926.

D'autres exemples de domination de minorités civilisationnelles sont ceux des Grecs dans l'Empire d'Alexandre le Grand, dans l'Égypte ptolémaïque et dans l'Empire séleucide, des Normands en Angleterre après la conquête normande de 1066, des aristocrates allemands et hongrois dans les Empires centraux, des Germano-baltes dans les pays baltes, des Allemands durant l'occupation de Paris, des Turcs dans l'Empire ottoman, des Anglo-Québécois avant la Révolution tranquille, des Afrikaners et Anglo-sud-africains en Afrique du Sud, des Allemands et Afrikaners au Sud-Ouest Africain, des descendants de colons européens aux Antilles et en Amérique latine, du peuple Mbochi au Congo-Brazzaville après l'indépendance, des Tutsis au Rwanda et au Burundi, des Américano-Libériens au Libéria, de l'élite mulâtre d'Haïti et de Jamaïque, des anglais et écossais dans l'Empire colonial britannique, des Brahmanes en Inde depuis l'indépendance (même si les castes sont légalement abolies), des Français dans l'Empire colonial français (dont les Pieds-Noirs en Algérie durant la colonisation française et les Caldoches en Nouvelle-Calédonie), des Russes dans les pays non-russes de l'Empire russe, de l'Union soviétique et de la CEI, des Serbes dans le Royaume de Yougoslavie, des Wallons en Belgique avant la Seconde Guerre mondiale, des Alaouites en Syrie, des Sunnites à Bahreïn et en Irak pendant le règne de Saddam Hussein, des Chrétiens au Liban avant la guerre civile libanaise, des Haredim dans la société israélienne et les Territoires occupés, des Métis aux Philippines et au Timor oriental, des Japonais en Mandchoukouo, des Catholiques vietnamiens à époque coloniale puis au Sud-Vietnam ou encore des Chinois han au Turkestan oriental, au Tibet et à Singapour.

Dans une perspective intersectionnelle, on pourrait considérer que la diffusion croissante des idées inégalitaires au XXIe siècle va de pair avec l'intensification de la domination de l'espèce humaine sur les autres espèces et sur les équilibres dynamiques de la Terre, avec la radicalisation de toutes les sphères idéologiques et avec l'exacerbation des tensions internationales, qui relancent une nouvelle course aux armements, sans qu'il soit possible de discerner ce qui relève de la cause, et ce qui relève de l’effet[42],[43].

Notes et références[modifier | modifier le code]

  1. Gilles Ferréol (dir.), Dictionnaire de sociologie, Armand Colin, Paris 2010, (ISBN 9782200244293).
  2. Carl Roebuck, « Three classes (?) in early Attica », in : Hesperia, vol. 43-4, p. 487 (ISSN 0018-098X), 1974.
  3. John T. Koch, Celtic Culture: a historical encyclopedia, ABC-Clio, Santa-Barbara, Californie 2005 [1], (ISBN 978-1-85109-440-0)
  4. Barry Cunliffe, The Celts, a very short introduction, Oxford University Press 2003, p.109, (ISBN 0-19-280418-9)
  5. a et b [2], « Gaetano Mosca et la théorie de la classe politique » dans Revue Française d'Histoire des Idées Politiques n°22, 2/2005 - Cairn Info
  6. (my) « နိုင်ငံတော်စီမံအုပ်ချုပ်ရေးကောင်စီ စီမံခန့်ခွဲရေး ကော်မတီကို အိမ်စောင့်အစိုးရအဖွဲ့ အဖြစ် ပြင်ဆင်ဖွဲ့စည်း », Eleven Media Group,‎ (lire en ligne [archive du ], consulté le )
  7. Mikhaïl Voslenski, La Nomenklatura : les privilégiés en URSS, Éditions Belfond, et Mikhaïl Voslenski (trad. Michel Secinski et Pierre Lorrain), Les Nouveaux Secrets de la nomenklatura, Paris, Plon, (1re éd. 1989), 453 p. (ISBN 2-259-18093-0).
  8. Publications de l'IFRI [3] et [4].
  9. « Gaetano Mosca et la théorie de la classe politique » dans Revue Française d'Histoire des Idées Politiques n°22, 2/2005 - [5].
  10. Le concept d'élites. Approches historiographiques et méthodologiques, Frédérique Leferme-Falguieres, Vanessa Van Renterghem, Hypothèses 2000, 2001, p. 57-67
  11. Édith Kováts-Beaudoux, Les Blancs Créoles de la Martinique : une minorité dominante, L’Harmattan, Paris 2002.
  12. Jadwiga Staniszkis, (pl) Postkomunizm : próba opisu (« Le post-communisme : essai descriptif »), ed. „Słowo/Obraz Terytoria”, Gdańsk 2001, (ISBN 83-88560-15-8).
  13. Dominique Schnapper, Qu’est-ce que l’intégration ?, 2007
  14. Wolfdietrich Schmied-Kowarzik Karl Marx as a Philosopher of Human Emancipation, traduit en anglais par Dylan C. Stewart
  15. La « bonne » culture n’existe pas, Médiaculture, 8 novembre 2012
  16. Le lobby arménien aux États-Unis, La vie des Idées, 10 juillet 2015
  17. L'histoire du Québec est trop peu enseignée, défend une étude, Radio Canada, 2011.
  18. Pierre-Paul Lemercier de La Rivière de Saint-Médard, L'Ordre naturel et essentiel des sociétés politiques (2 tomes), Londres et Paris 1767 lire en ligne sur Gallica ou lire en ligne sur Gallica.
  19. Jean-Claude Léonide, L'évolution de l'amibe au cerveau humain en perspective élargie, Promothea, 1993, (ISBN 9782910040024).
  20. Comme dans l'Ancien Testament, livre de la Genèse (1:31 et 2:4-25).
  21. Vinciane Despret, « La hiérarchie est-elle bien naturelle ? » in Sciences Humaines n° 250 - Juillet 2013, [6]
  22. Derrick Jensen, Le mythe de la suprématie humaine, (ISBN 978-2-490403-24-0 et 2-490403-24-9, OCLC 1374926144, lire en ligne)
  23. Frédéric Monneyron, L'Imaginaire racial, L'Harmattan 2004 : pour qu’il y ait « race » du point de vue biologique, il faut qu’il y ait concordance entre génotype et phénotype, ce qui n’est pas le cas dans le genre humain : voir John Maynard Smith, La Théorie de l'évolution, Petite Bibliothèque Payot, 1962.
  24. Carole Reynaud-Paligot, Races, racisme et antiracisme dans les années 1930, Presses Universitaires de France, 2007.
  25. Joseph-Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, Paris, Hanovre-Rumpler, (lire en ligne)
  26. David Bradshaw, (en) Aristotle East and West. Metaphysics and the division of Christendom, Cambridge University Press 2004, p. 159.
  27. Jean-Marc Party, L'Eglise catholique et l'esclavage, sujet de débats, FranceTélévisions la 1ère Martinique, 30 mars 2018
  28. Pierre-André Taguieff, La couleur et le sang : doctrines racistes à la française, Paris, Mille et une nuits, , 236 p. (ISBN 2-84205-640-X et 9782842056407)
  29. Agnès Lainé, « Ève africaine ? De l'origine des races au racisme de l'origine », dans François-Xavier Fauvelle-Aymar, Jean-Pierre Chrétien et Claude-Hélène Perrot, dir., Afrocentrismes. L’histoire des Africains entre Égypte et Amérique, Paris, Karthala, , p. 105-125
  30. H. Patrick Glenn, (en) Legal Traditions of the World, Oxford University Press 2007, p. 219.
  31. Eléonore de Vulpillières, « Théologie du viol : quand Daech rétablit l'esclavage des femmes », lefigaro.fr, 17 août 2015.
  32. Iraqinews, « ISIS document sets prices of Christian and Yazidi slaves », iraqinews.com, 3 novembre 2014
  33. Le Parisien, « Irak : comment Daech fixe les prix de vente des femmes esclaves », leparisien.fr, 15 novembre 2014.
  34. Raewyn Connell (trad. Claire Richard, Clémence Garrot, Florian Voros, Marion Duval et Maxime Cervulle, postface Eric Fassin), Masculinités. Enjeux sociaux de l'hégémonie, Paris, Amsterdam, , 288 p., p. 11
  35. La notion de « lutte des classes » apparaît au XIXe siècle chez les historiens libéraux français de la Restauration : François Guizot, Augustin Thierry, Adolphe Thiers et François-Auguste Mignet, auxquels Karl Marx l'a emprunté en 1852 : « Ce n'est pas à moi que revient le mérite d'avoir découvert ni l'existence des classes dans la société moderne, ni leur lutte entre elles. Bien longtemps avant moi, des historiens bourgeois avaient décrit l'évolution historique de cette lutte des classes, et des économistes bourgeois en avaient analysé l'anatomie économique. » (lettre de Marx citée dans Maximilien Rubel (éd.), Sociologie critique, Payot, p. 85).
  36. (en) Rudyard Kipling, « The White Man's Burden : The United States and the Philippine Islands », McClure's Magazine, vol. 12, no 4,‎ , p. 290
  37. Samuel Huntington, Le Choc des civilisations, éditions Odile Jacob, Paris, 1997.
  38. Georges Florovsky, Les Voies de la théologie russe, Paris 1937, en français par J.C. Roberti, Desclée de Brouwer Eds., Paris 1991, p.150.
  39. Le « destin commun de la nation » est une notion définie sous le nom de Schicksalsgemeinschaft par l’autrichien Alois Carl Hudal dans son livre Die Grundlagen des Nationalsozialismus (« Les bases du national-socialisme », 1936) dans le sens de « courant de l'histoire et tendances de l'évolution d'une nation ».
  40. (en) Simon Hooper, « Russia: A superpower rises again », Cable News Network, (consulté le )
  41. Christian Harbulot, « La normalisation : le cas de la Chine », in École de pensée sur la guerre économique du 20 mars 2023, [7].
  42. Christian Bardot (dir.), Frédéric Besset et al., Histoire, géographie, géopolitique du monde contemporain, Paris, Pearson Education France, coll. « Cap Prépa », , 512 p. (ISBN 978-2-744-07273-4)
  43. (en) Guy Ankerl, Global communication without universal civilization, Genève, INU Press, coll. « INU societal research series / Global communication without universal civilization », (ISBN 978-2-881-55004-1, lire en ligne)

Bibliographie[modifier | modifier le code]

  • Gad Barzilai, Communities and Law: Politics and Cultures of Legal Identities (Ann Arbor: University of Michigan Press, 2003) (ISBN 978-0-472-03079-8)
  • Richard Gibson, African Liberation Movements: Contemporary Struggles against White Minority Rule (Institute of Race Relations: Oxford University Press, London, 1972) (ISBN 0-19-218402-4)
  • Margo and Martin Russell, Afrikaners of the Kalahari: White Minority in a Black State ( Cambridge University Press, Cambridge, 1979) (ISBN 0-521-21897-7)
  • Karl Howard and Watson Johnson (dir.), The white minority in the Caribbean (Wiener Publishing, Princeton, NJ, 1998) (ISBN 976-8123-10-9), 1558761616
  • Amy Chua, World on Fire: How Exporting Free Market Democracy Breeds Ethnic Hatred and Global Instability (Doubleday, New York, 2003) (ISBN 0-385-50302-4)
  • William Haviland, Cultural Anthropology (Vermont: Harcourt Brace Jovanović College Publ., 1993). p. 250-252