Journée d'émancipation des serfs au Tibet — Wikipédia

La Journée de la libération des serfs au Tibet ou Journée d'émancipation des serfs (農奴解放日 / 农奴解放日[1]) est une journée de commémoration instaurée à la date du 28 mars par l'Assemblée nationale chinoise pour célébrer chaque année, depuis 2009, l'abolition du servage ou émancipation des serfs au Tibet en 1959[2].

Contexte[modifier | modifier le code]

Dans l'histoire du Tibet, le est la date où Zhou Enlai prit un arrêté proclamant la dissolution du Gouvernement du Tibet de l'époque[3], à la suite de l'échec du soulèvement tibétain de mars 1959 contre la présence chinoise dans la région[4]. Selon l'Assemblée nationale chinoise, le , l'Armée populaire de libération a mis un terme à l'oppression féodale et religieuse dans la Région autonome du Tibet; l'élite tibétaine employait environ un million de Tibétains (90 % de la population) comme serfs et esclaves[5],[6]. En 1959, le gouvernement chinois, selon A. Tom Grunfeld, donnait la répartition suivante : noblesse 5 %, clergé 15 %, nomades 20 %, serfs 60 % (dont 45 % devant s’acquitter de redevances, 45 % sous « bail humain » et 10 % divers)[7]. En 2009, l'historiographie officielle chinoise fixe le pourcentage de la population serve et esclave à 95 % de la population totale[8], les khral-pa et les dud chung représentaient 90 % de la population, et les nangsen 5 %, le statut de ces derniers étant celui d’esclave[note 1] et non de serf. Le journaliste Thomas Laird conteste le chiffre de 95 % de Tibétains et estime à 30 % de la population le nombre de paysans jouissant de terres et s'acquittant de redevances en nature et de corvées dues au gouvernement, à un monastère ou à des nobles, également à 30 % le taux de serfs sans terres mais inféodés à une famille aristocratique, à un monastère ou au gouvernement[9].

Warren W. Smith Jr rapporte que le Comité préparatoire de la région autonome du Tibet annonce les réformes démocratiques le [10], lequel comité annule selon Anna Louise Strong les dettes féodales le [11].

En , des troubles éclatent à Lhassa et dans d'autres régions du Tibet à la suite de manifestations commémorant le Jour du soulèvement tibétain du .

Décision de commémoration[modifier | modifier le code]

Le , les 382 législateurs de la Région autonome du Tibet ont voté à l'unanimité en faveur de l'adoption du comme journée commémorative de l'émancipation des serfs[12].

Cette journée, en 2009, doit marquer le commencement de réforme démocratique de la « structure sociale, théocratique et féodale tibétaine » le , sous la direction du Président Mao Zedong[13]. Pang Boyong, secrétaire général du Comité permanent du Congrès régional tibétain, a déclaré que cette date vise à « rappeler à tous les Chinois, y compris les Tibétains, l'importante réforme démocratique inaugurée il y a 50 ans »[14].

Réactions[modifier | modifier le code]

Le gouvernement tibétain en exil considère le comme l'anniversaire d'une « tragédie » : 87 000 Tibétains sont décédés, selon eux, lors de la rébellion de 1959[15].

La décision de faire du la Journée d'émancipation des serfs a été prise en 2009, dans un contexte qui voit Pékin augmenter ses attaques contre le dalaï-lama, ce qui, pour le journaliste d'Asia Times Kent Ewing, « aigrira probablement davantage les Tibétains »[16]. La date est aussi proche du cinquantenaire du soulèvement tibétain de 1959[17].

Tsering Shakya, pour sa part, voit dans la « Journée d'émancipation des serfs » comme un rite orchestré par le gouvernement chinois en réponse aux « manifestations étendues qui ont paralysé le plateau tibétain en mars- » et « une illustration classique de la nature du pouvoir chinois sur les Tibétains »[18].

Pour Warren W. Smith Jr, le gouvernement a choisi le à la place comme « contre-propagande » aux troubles au Tibet en mars 2008[19].

Le , le Parlement européen dans une recherche des conditions permettant de favoriser le dialogue entre le dalaï-lama et le gouvernement chinois[20], « en appelle au président chinois Hu Jintao afin qu'il démontre qu'il tient à honorer sa déclaration du selon laquelle "la stabilité du Tibet concerne la stabilité du pays de même que la sécurité du Tibet concerne la sécurité du pays" et demande avec insistance que les dirigeants chinois garantissent le bien-être des Tibétains et préservent l'harmonie et la stabilité sociales, en invitant la commission permanente du Congrès du peuple de la Région autonome du Tibet à annuler sa décision de commémorer le comme "Journée d'émancipation des serfs" ». À l'adoption de cette résolution, proposée par Charles Tannock, Thomas Mann et Georg Jarzembowski (en), le gouvernement chinois réplique, dans un article reproduit dans divers médias officiels[21], que « [...] lorsque Monsieur Thomas Mann, président de l'intergroupe Tibet du Parlement européen, indique que l'instauration de la "Journée de l'émancipation du million de serfs tibétains" est "un grand affront et outrage aux Tibétains", on ne peut s'empêcher de se demander : Qui sont-ils au juste les "Tibétains" dont parle ce monsieur ? Il est certain que les "Tibétains" de ce monsieur ne comprennent pas le million d'anciens serfs et esclaves qui représentaient plus de 90 % de la population globale tibétaine ».

Robert Barnett fit remarquer que l'astuce chinoise est d'utiliser les mots « serf » et « féodal » et de faire penser à la brutalité[22].

Commémorations[modifier | modifier le code]

2009[modifier | modifier le code]

Le , devant le palais du Potala à Lhassa, s'est tenue la toute première cérémonie de commémoration de l'émancipation des serfs au Tibet 50 ans plus tôt. Présidée par Qiangba Puncog, président du gouvernement de la Région autonome du Tibet, la cérémonie a rassemblé 13 000 personnes, la plupart en habit traditionnel tibétain[23].

À cette occasion, le secrétaire du parti communiste chinois de la région autonome du Tibet, Zhang Qingli, a déclaré :

« La lutte qui nous oppose à la clique du dalaï lama n'a pas trait à l'éthique, la religion ou les droits de l'Homme (..), elle concerne la souveraineté nationale et l'intégrité du territoire. Nous devons rester vigilants et fermement réprimer toutes les activités séparatistes » [24].

D'autres manifestations se sont déroulées dans le pays. Ainsi à Pékin le jeune Gyancain Norbu, le panchen-lama reconnu par le gouvernement chinois en 1995, assistait à la cérémonie[25]. Toujours à Pékin, une exposition intitulée Cinquante ans de réforme démocratique au Tibet a été organisée[26].

Pour les Tibétains en exil, cette célébration est perçue comme une insulte et une provocation[24]. Le est aussi l'anniversaire de la destitution du gouvernement du dalaï-lama par Pékin[24]. À Dharamsala, 10 000 manifestants ont protesté contre la « propagande chinoise » et les « cinquante années de servitude et de répression »[27].

Manifestations connexes[modifier | modifier le code]

En rapport avec cette commémoration, diverses manifestations ont eu lieu en Chine et à l'étranger, dont :

  • la création d'un insigne de la Journée d'émancipation, associant le drapeau national chinois à cinq étoiles, un soleil et une montagne enneigée[28];
  • à New York, une exposition de photos sur les changements intervenus au Tibet depuis cinquante ans, organisée par des associations de Chinois expatriés[29].

2012[modifier | modifier le code]

Le , la fête de l'émancipation des serfs du Tibet a été marquée par un symposium qui s'est tenu à l'université du Tibet. Selon son vice-recteur, Yang Ning, le but de ce symposium était de faire connaître à la jeune génération ce qu'était la condition des serfs sous l'ancien régime[30],[31].

Notes et références[modifier | modifier le code]

Notes[modifier | modifier le code]

  1. La convention de 1926 définit l'esclavage ainsi : « L'esclavage est l'état ou la condition d'un individu sur lequel s'exercent les attributs du droit de propriété ou certains d'entre eux ».

Références[modifier | modifier le code]

  1. (en) 西藏農奴解放日通過 藏人反彈, Libertytimes.com, consulté le 19 janvier 2009.
  2. (en) James Reynolds, Serfs' Emancipation Day for Tibet, BBC News, 19-01-2009.
  3. (en) National Uprising, sur tibet.com, le site officiel du Gouvernement tibétain en exil.
  4. Tibet, la guerre de propagande chinoise, L'Express, 9 mars 2009.
  5. (en) Legislators call for day to remember Tibet freedom, Morning Star, 16-01-2009.
  6. (en) The day that changed my life - Tibet sets Serfs Emancipation Day, Xinhua News Agency, 19-01-2009.
  7. A. Tom Grunfeld, The Making of Modern Tibet, op. cit., pp. 14.
  8. (en) Li Sha, Contribution of “Abolishment of Serf System” in Tibet to Human Rights Campaign - In Memory of the Fiftieth Anniversary of Democratic Reform in Tibet, in Asian Culture and History, vol. 1, No 2, July 2009 : « those serfs and slaves who accounted for 95 % of the population had no land or personal freedom »
  9. Thomas Laird, The Story of Tibet: Conversations with the Dalai Lama, op. cit., p. 318 : « Grunfeld gives some credence to Chinese claims, made in 1959, that 60 percent of the population were serfs, not 95 percent, as the Chinese widely claim today. But when we look at the number, we find that half of the 60 percent were landowning peasants who paid taxes in labor and in kind to the government, a monastery, or nobles. That leaves only 30 percent who might be classified as landless serfs, indentured to aristocratic families, a monastery, or the government. »
  10. (en) Jamyang Norbu, « Warren Smith on "Serf Emancipation Day" », Shadow Tibet, (consulté le ) : « 2 July, the day that the Preparatory Committee for the Tibet Autonomous Region announced the Democratic Reforms ».
  11. (en) Strong, Anna Louise, When serfs stood up in Tibet, Beijing, New World Press, (lire en ligne), « VIII Lhalu's serfs accuse » : « All "feudal debts" had been outlawed by the resolution passed July 17 by the Preparatory Committee for the Tibet Autonomous Region ».
  12. (en) Tibet sets 'Serfs Emancipation Day' , China.org.cn, 19-01-2009.
  13. (en) China to mark defeat of Tibetan uprising of 1959, 12 janvier 2009 : « The bill is aimed at “reminding all the Chinese people, including Tibetans, of the landmark democratic reform initiated 50 years ago,” Pang Boyong, deputy secretary general of the Tibetan regional congress standing committee, said on Saturday ».
  14. (en) Saibal Dasgupta, China to celebrate Dalai Lama's exit from Tibet with a public holiday, TimesofInda.com, 11-01-2009.
  15. Pascale Nivelle, «L’émancipation des serfs tibétains» fêtée Libération, 22 janvier 2009 « Pour le gouvernement tibétain en exil à Dharamsala, le 28 mars est l’anniversaire d’une tragédie. Entre mars et octobre 1959, la répression chinoise avait fait, selon eux, quelque 87 000 morts. Lundi, Sonam Dagpo, secrétaire aux Relations internationales du gouvernement en exil, a protesté à l’annonce de la nouvelle journée d’«émancipation des serfs» : « Si les Tibétains étaient vraiment des esclaves, pourquoi leurs descendants se battent-ils pour la liberté aujourd’hui ? » »
  16. (en) Kent Ewing, China closes the door on Tibet, Asia Times online, 26-02-2009 : « That reminder, however, will probably only serve to further embitter Tibetans ».
  17. (en) Miranda Leitsinger, Date for Tibetan 'Serfs Emancipation Day' set, CNN, 20-01-09.
  18. (en) Tsering Shakya on "Serf Emancipation Day", Shadow Tibet, Jamyang Norbu's Blog, 22 mars 2009.
  19. (en) Jamyang Norbu, « Warren Smith on "Serf Emancipation Day" », Shadow Tibet, (consulté le ) : « the Chinese Government has decided to celebrate 28 March, the date that the “Tibetan local government” was dissolved, as “Serf Emancipation Day”. The fact that 28 March was chosen, rather than 2 July, the day that the Preparatory Committee for the Tibet Autonomous Region announced the Democratic Reforms, indicates that Serf Emancipation Day is intended as counter-propaganda to the uprising of 2008 ».
  20. Résolution du Parlement européen sur le 50e anniversaire du soulèvement tibétain et le dialogue entre le Dalaï-Lama et le gouvernement chinois.
  21. L'ancien Tibet n'était pas « Shangri-La », Le Quotidien du Peuple en ligne, 21-04-2009.
  22. (en) Emma Graham-Harrison, Tibet serf debate shadows China's "emancipation day", Reuters, 27 mai 2009
  23. La Chine marque sa journée de "l'émancipation des serfs" au Tibet, article AFP, 28-03-2009.
  24. a b et c La région du Tibet doit rouvrir ses portes aux touristes étrangers, sur le site Radio86, 30 mars 2009.
  25. La Chine marque sa journée de "l'émancipation des serfs" au Tibet, La Dépêche du Midi, 28 mars 2009.
  26. Bruno Philip, "Au Tibet, c'est le paradis !", Le Monde, 3 avril 2009, « En ce 50e anniversaire du soulèvement de Lhassa et de la fuite du dalaï-lama (10 et 17 mars 1959), le régime chinois a tenu à frapper les esprits. En témoigne l'organisation à Pékin d'une exposition dont l'intitulé ne laisse pas place au doute - Cinquante ans de réforme démocratique au Tibet - et qui, de fait, représente, dans son genre, un sommet dans l'art de la propagande d'État »
  27. Pour le 50e anniversaire de la rébellion du Tibet, Pékin instaure une célébration de « la fin du servage »
  28. Insigne de la « Journée d'émancipation d'un million de serfs tibétains », Site Les droits de l'homme du Tibet (fr.328tibet.cn), 27-03-2009.
  29. New York : exposition de photos sur le Tibet, site Les droits de l'homme du Tibet (328tibet.cn), 07-04-2009.
  30. (en) Symposium held to remark Serfs Emancipation Day, ChinaTibetNews, 2012-Mar-30 : « Yang Ning, current vice-principal of Tibet University, illustrated the aim of this symposium. He stated that teenagers born in new Tibet were unfamiliar with the dark serfdom. Through this symposium, youths in Tibet would get better understanding of the old system ».
  31. (en) Sangeetha Seshagiri, Tibet Celebrates Serfs Emancipation Day, International Business Times, March 29, 2012.

Voir aussi[modifier | modifier le code]

  • Sha Yuan, Le système de servage féodal au Tibet, Centres d'études himalayennes du CNRS (CEH), Villejuif, 2000, 44 p.

Articles connexes[modifier | modifier le code]

Liens externes[modifier | modifier le code]