Feuillets d'Hypnos — Wikipédia

Les Feuillets d'Hypnos de René Char ont été écrits entre 1943 et 1944 – lorsque le poète était engagé dans la Résistance sous le nom de Capitaine Alexandre – mais ils ne furent publiés qu’à la fin de la guerre, en 1946. D’abord édités séparément, les Feuillets ont ensuite intégré le recueil Fureur et mystère (1948), prenant place entre Seuls demeurent (1945) et Le Poème pulvérisé (1947). Dans les années 1943, René Char était à la tête du Service Action Parachutage de la zone Durance, il se surnommait alors « Hypnos », incarnant l’homme qui veille sur son peuple durant la nuit ainsi que la Résistance en sommeil, mais prompte à s’éveiller à tout moment. Son surnom inspira en partie le titre de l’ouvrage. Dédié à Albert Camus, ami proche de René Char, le recueil n'est pas sans lien avec des idées qui se trouveront développées dans L’Homme révolté.

Dans Feuillets d’Hypnos, les poèmes prennent la forme de courtes notes, voire d'aphorismes et l’écriture se veut généralisante tout en restant méditative. Certaines de ces 237 notes poétiques se rattachent à la maxime – à commencer par la note du recueil, « ne t’attarde pas à l’ornière des résultats » (2) – tandis que d’autres relatent avec précision les actions des Résistants, sous la forme de courts récits ou de témoignages. Cependant beaucoup sonnent comme de simples constats, des pensées saisies sur le vif que le poète consigne sur le papier pour ne pas les laisser disparaître. Les écrire, c’est aussi donner à ces notes de terrain une portée méditative et poétique, ce qu’Heidegger appelle le Dichtung[1].

Une esthétique de la brièveté[modifier | modifier le code]

L'auteur, dans le paragraphe liminaire aux Feuillets d’Hypnos, qualifie de « notes[2]» l’ensemble des textes qui forment l’ouvrage et semble se refuser à l’appellation de recueil de poèmes. Pourtant, même s’il n’y a pas de vers, de rimes ou de strophes, tout dans les Feuillets d’Hypnos « relève d’une oppressante poésie[3]» ; la densité et la brièveté de ces notes renforcent la parole poétique. Pourquoi donc parler de notes ? Parce que ces fragments de parole sont loin des envolées lyriques qui nous semblent constitutives de la poésie. En effet en temps de guerre, l’heure est à l’action et non pas à l’épanchement : « J’écris brièvement. Je ne puis guère m’absenter longtemps » (31). De fait, sa poésie, si elle veut exister, devra s’accommoder de peu d’espace et de peu de temps ; elle devra se faire éclat et fulgurance. Ainsi la poésie de Char se déploie dans le mouvement, dans l’étincelle et dans l’idée de fulgurance : « Nuit, de toute vitesse du boomerang taillé dans nos os, et qui siffle, siffle… » (71), ou encore : « Le poème est ascension furieuse » (56). Entrer dans l’univers de Char, c’est donc entrer « dans un univers qui privilégie le phénomène soudain et passager[4] ».

Le fragment 128, récit sommaire et d’apparence prosaïque, est poétique dans la mesure où il constitue une déclinaison de l’esthétique charienne de la fulgurance ; « comme le poème, le récit n’est pas trame, mais succession de bonds. Il progresse par occultations successives[5]». Le choix de la prose est lui aussi un choix parlant : elle est la représentation formelle de la force et de la solidité des hommes du maquis et s’impose, elle aussi, comme bloc de résistance. Ainsi les Feuillets se présentent comme un témoignage poétique et se veulent représentatifs, non pas de la guerre, mais de l’instant quotidien. Ce lien établi entre témoignage et poésie est inédit : René Char réussit à dépasser l’événement pour lui conférer une portée hautement méditative, ce qu’illustre son insistance sur la question de l’anecdote, à laquelle il ne faut s’arrêter : « prends garde à l’anecdote » (53). Derrière l’anecdotique se cache la poésie.

Si l’on entend souvent dire des Feuillets qu’ils sont constitués de « fragments », (terme qui renvoie aux textes grecs auxquels Char n’est pas étranger[6]), le mot qualifie en réalité de courtes parcelles de textes qui sont indépendantes les unes des autres. Or ici, c’est bien une œuvre complète que nous offre René Char. Chaque phrase constitue certes une totalité en soi[6] mais elles prennent aussi sens lorsqu’elles sont lues les unes par rapport aux autres. On ne peut donc pas dire que les Feuillets d’Hypnos sont uniquement constitués de fragments car, même si la parole est en archipel, elle nous délivre un sens global. Cette dissémination de la parole n’est pas non plus sans rapport avec la perte de sens générale due au contexte de la Seconde Guerre mondiale. Au dénuement et à l’impuissance des hommes, à la disparition des valeurs, Char va répondre par la poésie : « à l’absence de totalité, il va répliquer par la survalorisation du détail[5]». Enfin, on peut ajouter que le choix de l’aphorisme participe de la dimension poétique de ces notes prises à la hâte car il est, par excellence, la forme du mystère. Différent de la maxime, il invite le lecteur à poursuivre la réflexion engagée par la lecture de la phrase : « L’acte est vierge, même répété. » (46) ; et c’est au lecteur de prendre le relais. Il est donc la forme littéraire privilégiée d’une temporalité en crise puisqu’il est la forme du renouvellement, il « inaugure[5]». Par son caractère mystérieux et oraculaire, l’aphorisme dévoile un champ infini d’interprétations, comme une porte ouverte sur le monde.

Résister[modifier | modifier le code]

Dans les Feuillets, René Char dépasse la circonstance historique et la simple dénonciation en faisant du poème une arme[7]. Sa poésie est une poésie réfractaire qui s’oppose directement à l’ennemi : « Je n’écrirai pas de poème d’acquiescement » (114) et fait du refus une image du Beau : « L’acquiescement éclaire le visage. Le refus lui donne la beauté » (81). Le souci de combattre et de témoigner, ou de prendre pleinement la mesure du drame, fait de la poésie une réponse à la détresse présente. Ainsi les Feuillets, écrits dès 1943, sont seulement édités en 1946 : publier sous l’Occupation aurait été une erreur car à ce moment-là, seule l’action primait. L’engagement charien est physique avant d’être poétique, sa poésie se place dans la continuité de son action auprès des Résistants du maquis. La poésie de Char est engendrée par l’action, puis devient à son tour une forme de résistance à part entière. La guerre a détruit les sens et les valeurs des hommes, elle a inversé le cours du monde et désormais, pour être, il faut faire. Pour Char il ne s’agissait donc pas d’être résistant mais bien de faire la résistance. L’action devient alors primordiale, elle est la traduction nouvelle d’un « je fais donc je suis[5]». C’est pour cela que dans les Feuillets d’Hypnos, l’écriture est intrinsèquement liée à l’action ; elle trouve son origine dans l’action et la perpétue sur le mode poétique. On trouvera donc de nombreuses occurrences de verbes de mouvement, un refus constant de l’immobilisme ainsi que des images du bond : « Conduire le réel jusqu’à l’action » (3), « Être stoïque, c’est se figer, avec les beaux yeux de Narcisse » (4), « Être du bond. N’être pas du festin, son épilogue » (197).

Dans le recueil Char ré-exploite le sens étymologique du terme « résister » et lui redonne tout son poids sémantique. Résister, c’est avant tout, « se tenir face à », « s’arrêter »[8]. « [...], nous sommes allés et avons fait face. » (4). Mais les Feuillets d’Hypnos ne font pas qu’illustrer la Résistance et témoigner des actions des hommes de l’ombre. L’œuvre est résistante dans son sens même. Les Feuillets sont résistants à l’interprétation. Le titre fait écho à une écriture « feuilletée » autrement dit à une écriture faite de plusieurs couches. Ainsi le sens est rendu opaque par le travail effectué sur les mots. En temps de guerre et de propagande, les mots ont perdu leur valeur initiale, leur signification essentielle, la mission du poète est donc de les réactiver et de les revitaliser. Il leur donne une vigueur nouvelle grâce à un processus d’extrême réduction aboutissant à une expression minimale mais très riche : « LA FRANCE-DES-CAVERNES » (124). L’extrême densité des poèmes retient le sens qui ne se livre que si l’on accepte de les lire en se concentrant sur la puissance suggestive des mots.

Une poésie de la réunion[modifier | modifier le code]

La mise en relation des contraires constitue la base stylistique de la poésie de Char qui est, selon Yves Berger, un véritable « marieur de mots[3]». Char prônait « l’exaltante alliance des contraires[2] », tant par les images métaphoriques (comme celles, omniprésentes dans le recueil, du feu et de la glace) que par les figures d’opposition. L’antithèse lui permet de faire advenir l’image poétique en rapprochant simplement deux termes : « l’aisselle de l’appareil » (97), « l’ornière des résultats » (2), « la marelle de l’univers » (127). L’antithèse et la métaphore sont à la fois créatrices de continuité et de rupture puisqu’elles sont union de contraires, union qui est le fondement même de la poésie de Char. Dans une phrase comme : « Nous voici abordant la seconde où la mort est la plus violente et la vie la mieux définie » (90), Char fait cohabiter deux éléments fondamentalement opposés, et qui pourtant ne peuvent se comprendre que l’un par rapport à l’autre. Saisis dans leur interactivité les contraires font sens. La conjonction de coordination « et » devient alors l’outil stylistique de la réunion des contraires : « Le temps des monts enragés et de l’amitié fantastique » (142), de même que l’adverbe « entre » : « Entre le monde de la réalité et moi, il n’y a plus aujourd’hui d’épaisseur triste » (188).

La guerre a déchiré le voile de l’innocence, elle a divisé l’humanité, elle a séparé l’homme du monde dans lequel il vivait. La poésie a alors pour tâche de réconcilier le monde et les hommes ainsi que les hommes entre eux : « Il ne reste plus qu’à rassembler le trésor éparpillé » nous dit le poète (97). La poésie doit être le lieu d’un dialogue permanent avec le monde et le poète doit se faire passeur : il est « un donneur de liberté dans l’exacte mesure où il sait être un centre infiniment ouvert d’échange et de passage[9]». C’est ainsi que la poésie des Feuillets reconnaît le lien qui unit l’homme à la nature : « S’il parle à sa façon le langage des fleurs et des fruits, c’est pour faire valoir sa condition “entourée” et déceler dans le paysage un réseau de forces auprès desquelles l’homme trouve en permanence matière à se réorienter vers l’avenir[5]». De fait, quand Char nous parle des résistants il nous montre des personnages taciturnes et obstinés, des individus qui vivent en harmonie avec la nature, s’y fondent, et s’en émerveille : « La contre-terreur, c'est ce vallon que peu à peu le brouillard comble, c'est le fugace bruissement des feuilles comme un essaim de fusées engourdies […] c'est l'ombre, à quelques pas, d'un bref compagnon accroupi qui pense que le cuir de sa ceinture va céder » (141).

Universalisation[modifier | modifier le code]

Sous la plume de René Char, la poésie se fait aussi expression de la vérité et de la généralité. Pour cela, Char va utiliser le « on » et le « il » impersonnels : « on ne fait pas un lit aux larmes comme à un visiteur de passage » (107), « Il existe une sorte d’homme toujours en avance sur ses excréments » (28) ; le substantif indéfini « l’homme » : « si l’homme parfois ne fermait pas souverainement les yeux, il finirait par ne plus voir ce qui vaut d’être regardé » (59) ; le « nous » : « nous sommes écartelés entre l’avidité de connaître et le désespoir d’avoir connu » (39) et l’écriture proverbiale, « s’il n’avait parfois l’étanchéité de l’ennui, le cœur s’arrêterait de battre » (41). La poésie étant finalement le lieu du rapport et du lien et on peut relever dans les Feuillets de nombreux poèmes adressés. La présence du « tu » est là pour recréer la communication perdue (« Tu ne peux pas te relire mais tu peux signer » 96, « Chante ta soif irisée » 163, « Brusquement tu te souviens que tu as un visage » 219) et renouer un lien brisé par la guerre. Il en est même pour le « vous » du poème 35 : « vous serez une part de la saveur du fruit ». Quant au « nous », il est le devenir du « tu » : « Serons-nous plus tard semblables à ces cratères où les volcans ne viennent plus et où l’herbe jaunit sur sa tige ? » (148), il se fait l’expression de la réunion à venir, lorsque la nuit aura été vaincue. Pourtant, René Char n'utilise jamais les maîtres-mots de la Résistance, il s'agit à ses yeux d'une situation "innommable" qui se soustrait aux universaux de la littérature traditionnelle de l'engagement. Ne pousse-t-il pas le paradoxe dans ce bréviaire où le nazisme est l'adversaire à affirmer sa fidélité envers le marquis de Sade [10]?

Notes et références[modifier | modifier le code]

  1. François Fédier, « « René Char » », Dictionnaire Martin Heidegger,‎
  2. a et b René Char, Fureur et Mystère, Paris, Gallimard,
  3. a et b Yves Berger, Fureur et Mystère, Paris, Gallimard,
  4. Rosemary Lancaster, La poésie éclatée de René Char, Amsterdam-Atlanta, Rodopi,
  5. a b c d et e Jean-Michel Maulpoix, Jean-Michel Maulpoix commente Fureur et Mystère de René Char, Paris, Foliothèque,
  6. a et b Jean Roudaut, « Les territoires de René Char » in René Char, Œuvres Complètes, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade,
  7. Eric Marty, René Char, Paris, Points-Seuil
  8. Nouveau dictionnaire étymologique et historique, Paris, Larousse,
  9. Jean-Pierre Richard, Onze études sur la poésie moderne., Paris, Seuil,
  10. Eric Marty, L'engagement extatique, sur René Char, Paris, éditions Manucius, , 67 p. (ISBN 978-2-84578-087-3)