Capitalocène — Wikipédia

Le Capitalocène est un concept qui, désignant sensiblement la même réalité phénoménologique que le concept d’Anthropocène, sous-entend cependant que c'est le capitalisme en tant que système économique et organisation sociale du monde qui est principalement responsable des dérèglements environnementaux actuels, et non l'humanité dans son ensemble. Selon Andréas Malm, inventeur de ce concept, il faut donc parler de « Capitalocène » plutôt que d'Anthropocène pour décrire la crise écologique en cours. Plus particulièrement, c'est le capitalisme industriel défini par « la production de valeur d'échange et la maximisation des profits au moyen de l'énergie fossile » qui selon Malm est responsable de l'artificialisation du monde et de la surexploitation de ses ressources.

Définition[modifier | modifier le code]

Les partisans du Capitalocène considèrent que l'Anthropocène est un paradigme erroné en ce qui concerne les débats publics sur l'environnement. Sa faiblesse fondamentale, selon eux, est d'attribuer la crise environnementale à l'ensemble de l'humanité ou à une nature humaine enracinée. Ils affirment que le capitalisme n'est qu'une des nombreuses façons d'organiser la société humaine, et que le capitalisme seul a produit des perturbations environnementales qui atteignent le niveau d'un désastre planétaire. La solution à ce désastre, selon eux, consiste à mettre fin au capitalisme et à créer un ordre social différent.

Bien que ces penseurs apprécient le rôle joué par le concept d'Anthropocène pour faire avancer le débat environnemental dans la sphère publique, ils estiment qu'elle sert en fin de compte à réifier et à mystifier les causes réelles de la crise environnementale, et même à empêcher l'action nécessaire pour l'atténuer, puisqu'il s'agirait dans ce paradigme d'une vaine tentative de contrecarrer les tendances de la "nature humaine"[1]. Le terme Capitalocène quant à lui replace la racine du problème dans le choix des priorités sociales, historiquement contingentes, qui peuvent être remises en question et refaites par ceux qui ont la volonté et l'organisation collective nécessaires pour le faire.

Histoire[modifier | modifier le code]

Le cadre du "Capitalocène" est né au début du XXIe siècle d'un dialogue entre les partisans de l'Anthropocène" et les penseurs des traditions écomarxiste et écoféministe. Le concept d'Anthropocène a été proposé pour la première fois par le chimiste atmosphérique Paul J. Crutzen en 2002, qui l'a décrit comme une nouvelle ère post-Holocène dans laquelle l'atmosphère mondiale subit une transformation majeure et à long terme en raison de l'activité humaine, en particulier du réchauffement climatique. Crutzen a suggéré que cette ère a commencé à la fin du XVIIe siècle avec la conception de la machine à vapeur par James Watt. Depuis la publication de l'essai de Crutzen, l'Anthropocène a fait l'objet d'un large débat dans la littérature académique et populaire[2].

Le marxisme écologique trouve ses racines dans les écrits de Karl Marx et de Friedrich Engels. Bien que le réchauffement climatique anthropogénique n'ait pas été connu des deux hommes, tous deux s'intéressaient aux conséquences naturelles involontaires de l'activité humaine. Le sujet a été un thème occasionnel dans leurs écrits ultérieurs, notamment dans l'exploration par Marx du "métabolisme social" et dans le passage d'Engels sur la "revanche de la nature"[3]. "Bien que cette facette de leur travail ait été longtemps négligée, l'essor du mouvement écologiste à la fin du XXe siècle a suscité un nouvel intérêt pour ces passages et pour les questions environnementales en général parmi les chercheurs marxistes de l'époque, comme en témoignent la théorie de James O'Connor sur la " seconde contradiction du capitalisme " et l'exégèse de John Bellamy Foster sur la " faille métabolique " de Marx. Au fur et à mesure que le cadre de Crutzen s'est répandu parmi les spécialistes des sciences naturelles et qu'il a atteint le grand public, il a attiré l'attention des spécialistes des sciences sociales de cette école et de l'école écoféministe qui lui est apparentée.

Appuyant son raisonnement sur la dynamique interne, financière, expansionniste, extractiviste, consommatrice et de croissance infinie, du capitalisme davantage que sur celle d’un « mauvais » Anthropos, Andreas Malm, doctorant en écologie humaine à l’Université de Lund en Suède, propose en 2009 le concept alternatif de capitalocène[4]. Donna Haraway et Jason W. Moore ont ensuite contribué à diffuser le concept et le terme de capitalocène dans la sphère publique[5],[6],[7].

Depuis ses débuts, la notion de Capitalocène a été appliquée par des chercheurs dans des domaines aussi divers que l'architecture[8], l'analyse littéraire[9], les études numériques[10],[11] et la pédagogie[12]. Elle a été invoquée par le philosophe Frédéric Lordon[13] qui l'approuve, et le comité éditorial de Scientific American[14], et a été discutée dans diverses publications grand public[15],[16],[17].

Origine et motivations[modifier | modifier le code]

Selon Victor Court — enseignant-chercheur en économie à l'IFP School, IFP Énergies nouvelles ; membre de la chaire « Énergie & Prospérité » et chercheur associé au Laboratoire Interdisciplinaire des Énergies de Demain (LIED, Université Paris Cité) —, on ne peut attribuer la crise environnementale actuelle à toute l'humanité considérée comme un seul bloc. Cela revient à naturaliser, « déshistoriciser » et dépolitiser un mode de production spécifique à un contexte sociohistorique[18] :

« Tenir pour responsable l'humanité toute entière du changement climatique c'est laisser le capitalisme s'en tirer à bon compte. (...) S'il est certain que tous les humains vont subir les conséquences du dérèglement climatique et de l’effondrement de la biodiversité (dans des proportions très différentes cependant), il est impossible au regard de l’histoire d’affirmer que tous les membres de l’humanité partagent le même degré de responsabilité dans ce désastre. Un Nord-Américain ne peut pas être aussi responsable des bouleversements du système Terre qu’un Kényan qui consomme en moyenne 30 fois moins de matières premières et d’énergie que lui.
Il est difficile d'étudier les causes de la transition géologique sans prendre en compte la dimension politique de ce phénomène. À la différence de l'Anthropocène, la notion de Capitalocène pourrait permettre d'intégrer cette dimension politique dans l'analyse du dérèglement climatique. »

Malcom Ferdinand, dans L’Écologie décoloniale (2019), défend également le terme de « Capitalocène », qui selon lui, « présente l’avantage de reconnecter les développements du capitalisme et les révolutions industrielles britanniques aux transformations matérielles des paysages de la Terre, et d’ouvrir les potentialités des critiques du capitalisme[19] ».

Critique ou nuancement[modifier | modifier le code]

Pour nommer le quatrième étage de l’Holocène, qui succèderait aux 4 250 années de l’actuel Méghalayen, Thierry Sallantin propose plutôt le mot et concept d' Exterminacien[20] :

« afin d’insister sur la sixième extinction de masse des espèces — du jamais vu depuis la cinquième extinction il y a 66 millions d’années, et la quatrième il y a 200 millions d’années, entre le Trias et le Jurassique (!) (...) De Pékin à Berlin en passant par Sydney et Washington, c’est contre le Puissancisme qu’il faut s’insurger, et cela va bien plus loin que la classique critique du seul capitalisme.
S’insurger au plus vite pour jeter à terre cet étage de l’Exterminacien en train de détruire tous les équilibres bio-géo-chimiques de notre fragile biosphère.
Heureusement que le terme « Anthropocène » est mort : en accusant de tous les maux « l’homme » (anthropos) il était lui-même une manifestation du problème qu’il prétendait dénoncer. Toutes les phrases où l’on peut lire : « l’homme ceci, l’homme cela », « l’homme, force géologique », relèvent de cette erreur de diagnostic et ne nous aident pas à trouver le bon remède. »

En 2022, Victor Court, estime que le terme Capitalocène décrit mal les 200 dernières années du capitalisme fossile, car, selon lui, « Si Capitalocène il y a, celui-ci remonte au XVIe siècle, voire au début du second Moyen Âge (XIIe siècle), et peut-être même à l’Antiquité dans des formes plus diffuses ». Victor Court ajoute que le XXe siècle a aussi été marqué par des régimes dits « non capitalistes – ou en tout cas n’autorisant pas la propriété privée – ont été extrêmement extractivistes et polluants. Tout comme les sociétés capitalistes, ces régimes d’inspiration socialiste prenant la forme de collectivismes bureaucratiques et totalitaires ont massivement eu recours aux énergies fossiles, tout en engendrant des désastres écologiques comparables à ceux du capitalisme occidental ».

Dans le même ordre d'idées, selon Serge Audier (philosophe) dans le journal Le Monde : « Si l’on décidait de parler de « capitalocène », peut-être faudrait-il alors se résoudre à parler également, en un certain sens, de « socialocène » et surtout de « communistocène », ce que curieusement personne ne se risque à faire. Aussi pénible que soit la reconnaissance du rôle majeur joué dans la crise écologique non seulement par les régimes communistes, mais aussi, beaucoup plus largement, par le socialisme et la gauche dans leur axe majoritaire, cette responsabilité historique doit être pleinement assumée »[21].

Notes et références[modifier | modifier le code]

  1. (en) Andreas Malm et Alf Hornborg, « The geology of mankind? A critique of the Anthropocene narrative », The Anthropocene Review, vol. 1, no 1,‎ , p. 62–69 (ISSN 2053-0196 et 2053-020X, DOI 10.1177/2053019613516291, lire en ligne, consulté le )
  2. (en) Paul J. Crutzen, « Geology of mankind », Nature, vol. 415, no 6867,‎ , p. 23–23 (ISSN 1476-4687, DOI 10.1038/415023a, lire en ligne, consulté le )
  3. « The Part Played by Labor in the Transition From Ape to Man », sur www.marxists.org (consulté le )
  4. Donna Haraway, « Anthropocène, Capitalocène, Plantationocène, Chthulucène. Faire des parents. », sur multitudes, (consulté le )
  5. « Donna Haraway, "Anthropocene, Capitalocene, Chthulucene: Staying with the Trouble", 5/9/14 » (consulté le )
  6. Vivien García, Vivre avec le trouble, (ISBN 978-2-9555738-4-6 et 2-9555738-4-1, OCLC 1192405648, lire en ligne)
  7. Robert Ferro, Le capitalisme dans la toile de la vie : écologie et accumulation du capital, (ISBN 979-10-96441-14-3, OCLC 1236882432, lire en ligne)
  8. (en) Neil Brenner et Nikos Katsikis, « Operational Landscapes: Hinterlands of the Capitalocene », Architectural Design, vol. 90, no 1,‎ , p. 22–31 (ISSN 0003-8504 et 1554-2769, DOI 10.1002/ad.2521, lire en ligne, consulté le )
  9. (en) Wendy Arons, « Tragedies of the Capitalocene », Journal of Contemporary Drama in English, vol. 8, no 1,‎ , p. 16–33 (ISSN 2195-0164, DOI 10.1515/jcde-2020-0003, lire en ligne, consulté le )
  10. Franck Cormerais et Philippe Béraud, « Bernard Stiegler et le Capitalocène: L’appréciation d’une controverse avec Jason W. Moore », Études digitales, no 9,‎ , p. 109–121 (DOI 10.48611/ISBN.978-2-406-11521-2.P.0109, lire en ligne, consulté le )
  11. Fabien Colombo, « Vers un Capitalocène de plateforme ?: Éléments pour une articulation théorique », Études digitales, no 9,‎ , p. 67–88 (DOI 10.48611/ISBN.978-2-406-11521-2.P.0067, lire en ligne, consulté le )
  12. (en) Helena Pedersen, Sally Windsor, Beniamin Knutsson et Dawn Sanders, « Education for sustainable development in the ‘Capitalocene’ », Educational Philosophy and Theory, vol. 54, no 3,‎ , p. 224–227 (ISSN 0013-1857 et 1469-5812, DOI 10.1080/00131857.2021.1987880, lire en ligne, consulté le )
  13. « Maintenant il va falloir le dire », sur Le Monde diplomatique, (consulté le )
  14. (en) The Editors, « The Term "Anthropocene" Is Popular--and Problematic », sur Scientific American, (consulté le )
  15. (en-US) Matt Simon, « Capitalism Made This Mess, and This Mess Will Ruin Capitalism », Wired,‎ (ISSN 1059-1028, lire en ligne, consulté le )
  16. (en) Charles Mudede, « Seattle Has Lost the Battle Against Air Conditioning », sur The Stranger (consulté le )
  17. (en-US) « It Was Not Supposed to End This Way », sur Boston Review (consulté le )
  18. « Victor Court, économiste : « Pourquoi la sortie du capitalisme est insuffisante face à la crise écologique » », sur lejdd.fr, (consulté le )
  19. Malcom Ferdinand, Une écologie décoloniale : penser l'écologie depuis le monde caribéen, (ISBN 978-2-02-138849-7 et 2-02-138849-2, OCLC 1127392011, lire en ligne), p. 83
  20. Thierry Sallantin, « Vie et mort du mot Anthropocène (par Thierry Sallantin) », sur Le Partage, (consulté le )
  21. « L’Age productiviste » : vers une nouvelle définition écologique du « progrès », sur Le Monde.fr, (consulté le )

Bibliographie[modifier | modifier le code]

  • Anthropocene or Capitalocene ? Nature, History, and the Crisis of Capitalism. ed. Jason W. Moore, (PM Press/Kairos, 2016)
  • Jason W. Moore (2017): The Capitalocene, Part I: on the nature and origins of our ecological crisis, The Journal of Peasant Studies, http://dx.doi.org/10.1080/03066150.2016.1235036, lire en ligne
  • Jason W. Moore, « The Capitalocene Part II: accumulation by appropriation and the centrality of unpaid work/energy », The Journal of Peasant Studies, vol. 45, no 2,‎ , p. 237–279 (ISSN 0306-6150, DOI 10.1080/03066150.2016.1272587, lire en ligne, consulté le )
  • Philippe Béraud et Franck Cormerais, « Bernard Stiegler et le Capitalocène : l'appréciation d'une controverse avec Jason W. Moore », Études digitales, no 9,‎ , p. 109 (DOI 10.48611/isbn.978-2-406-11521-2.p.0109, lire en ligne, consulté le )
  • Fabien Colombo, «Vers un Capitalocène de plateforme ? Éléments pour une articulation théorique», Études digitales, 2020.
  • Capitalocène et plateformes. Hommage à Bernard Stiegler, Études digitales, 2020 – 1, no 9
  • (en) Neil Brenner et Nikos Katsikis, « Operational Landscapes: Hinterlands of the Capitalocene », Architectural Design, vol. 90, no 1,‎ , p. 22–31 (ISSN 0003-8504 et 1554-2769, DOI 10.1002/ad.2521, lire en ligne, consulté le )
  • (en) John Peter Antonacci, « Periodizing the Capitalocene as Polemocene: Militarized Ecologies of Accumulation in the Long Sixteenth Century », Journal of World-Systems Research, vol. 27, no 2,‎ , p. 439–467 (ISSN 1076-156X, DOI 10.5195/jwsr.2021.1045, lire en ligne, consulté le )
  • Helena Pedersen, Sally Windsor, Beniamin Knutsson, Dawn Sanders, Arjen Wals & Olof Franck (2022) « Education for sustainable development in the ‘Capitalocene', », Educational Philosophy and Theory, 54:3, 224-227, DOI: 10.1080/00131857.2021.1987880
  • (en-US) Kees Jansen et Joost Jongerden, « The Capitalocene response to the Anthropocene », Handbook of Critical Agrarian Studies,‎ , p. 636–646 (lire en ligne, consulté le )
  • Corwin, J.E. and Gidwani, V. (2023), « Repair Work as Care: On Maintaining the Planet in the Capitalocene ». Antipode. https://doi.org/10.1111/anti.12791
  • Diana Stuart & Ryan Gunderson (2020) « Human-animal relations in the capitalocene: environmental impacts and alternatives », Environmental Sociology, 6:1, 68-81, DOI: 10.1080/23251042.2019.1666784
  • (en) Wendy Arons, « Tragedies of the Capitalocene », Journal of Contemporary Drama in English, vol. 8, no 1,‎ , p. 16–33 (ISSN 2195-0164, DOI 10.1515/jcde-2020-0003, lire en ligne, consulté le )
  • Le capitalisme dans la toile de la vie, éditions L'Asymétrie, 2015
  • Donna Haraway, Vivre avec le trouble, 2016
  • Malcom Ferdinand, L'Écologie décoloniale, 2019, page 83
  • Thierry Sallantin, « Vie et mort du mot Anthropocène », sur Le Partage, (consulté le )

Voir aussi[modifier | modifier le code]

Sur les autres projets Wikimedia :

Articles connexes[modifier | modifier le code]